C’était un après-midi du mois de mai. Alors qu’il traversait le jardin Compans avec l’intention de se balader en ville, l’homme repéra deux charmantes jumelles monozygotes assises côte à côte sur la pelouse. Elles fumaient une cigarette qui passait d’une bouche à l’autre après deux ou trois bouffées. Il s’avançait vers elles à pas de flâneur, l’air de rien, tout en calculant qu’elles devaient avoir une vingtaine d’années tout au plus. L’âge de l’amour et de l’aventure, se dit-il. L’âge où l’on s’ouvre à toutes les expériences. Je n’ai pas eu cette chance…

 

Effectivement, il n’avait pas su profiter de ses vingt ans. Son adolescence s’était d’abord engluée dans une timidité maladive, sous l’autorité de parents conditionnés par un moralisme puritain. Ces braves gens, bons chrétiens et incultes, l’avaient gavé de recommandations rigoureuses et de principes simplistes pour le protéger du monde. Il était ainsi passé prudemment à l’âge adulte, dans la méfiance de la nouveauté et de son prochain, veillant à ne jamais chagriner ses géniteurs par un comportement rebelle. Mais à présent qu’ils étaient décédés, il n’avait plus de comptes à leur rendre. Ainsi ce quadragénaire, obsédé par le désir désespéré de rattraper le temps perdu, se décidait enfin à toucher la vie.

 

L’une des jeunes femmes écrasa la cigarette en levant négligemment les yeux vers l’homme tout habillé de noir qui s’approchait d’un pas hésitant. Il marchait le plus lentement possible, afin d’apprécier leurs formes si féminines. Elles portaient un tee-shirt moulant, de couleur jaune pour l’une et verte pour l’autre, qui dévoilait leur ravissant nombril et exposait un décolleté exhibitionniste. Toutes deux étaient vêtues d’une minijupe en jean ne cachant que le strict minimum. Un sourire radieux aux lèvres, il s’agenouilla devant leurs pieds nus en relevant ses lunettes de soleil sur le front.

 

- Bonjour, chers petits anges. Êtes-vous tombés de ce ciel impur qui ne méritait pas d’accoucher de tant de beauté ? Oui, je le crois. Avez-vous crevé son ventre indigne pour retourner à la terre nourricière et faire le bonheur des hommes ? Oui, je le crois. Car vos yeux reflètent l’espoir des premières aurores de l’humanité. Comme je voudrais les attendre en votre compagnie, heureux et immobile, afin de célébrer la grâce féminine jusqu’à la tombée de la nuit.

 

Les jolies jumelles, visiblement étonnées, s’envoyaient des regards interrogateurs en silence. Elles paraissaient flattées de se faire aborder de la sorte par ce quadragénaire au sourire charmeur et au regard sombre, arborant de longs cheveux bruns parsemés de mèches grises, habillé de façon élégante et décontractée. Finalement, elles prirent le parti d’en rire. L’homme interpréta cela comme un encouragement et poursuivit sa déclamation en s’interdisant de loucher sur leurs cuisses bronzées.

 

- Á présent, je sais que les anges ont un sexe et qu’ils sont de bonne humeur. C’est encourageant. Il s’agit maintenant de savoir s’ils sont généreux… Accepteriez-vous, douces lutines, d’accorder à un pauvre solitaire les faveurs de votre grâce ? Oh, juste quelques mots. Je ne vous importunerais pas davantage. Mais si seulement vous pouviez éclairer mon esprit de vos pensées lumineuses, et réchauffer ainsi mon âme errante… Ne serait-ce que quelques minutes… Je vous en prie… ne me renvoyez pas au néant. J’ai tant besoin de me souvenir des ferveurs de la jeunesse, car je les oublie chaque jour un peu plus. Et pour vous remercier de votre gentillesse, je vous offrirais des mots doux, insensés et beaux. Bien sûr, vous ferez semblant de me croire. Vous les prendrez en riant pour jouer avec…Et je serais heureux. Vous voulez bien ?

 

Les jumelles continuaient à s’échanger des éclats de rire complices tout en lui jetant des regards intéressés. L’homme en déduisit que sa présence ne leur était pas importune et qu’elles en redemandaient. Il n’attendait que ça pour persévérer.

 

- Oui, regardez-moi… J’adore vos bouts de ciel bleu sans nuages. Ça me fait du bien, tout cet air pur. Ça m’oxygène. Oui, souriez-moi… J’adore vos blanches dents si sagement alignées. Et peut-être que l’envie vous viendra d’écarter ces herses d’ivoire qui protégent l’entrée de vos bouches impudiques. J’aimerais tant que vous lâchiez des mots à mes trousses, non pas telle une meute canine courant après mes fesses pour les mordre, mais plutôt comme des papillons multicolores tourbillonnants dans le vent de l’imaginaire.

 

L’homme se grisait de mots et aurait pu en déverser encore sans tituber, mais l’une des jumelles brisa son monologue en faisant preuve d’une soudaine lucidité.

 

- Vous seriez pas en train de nous draguer, monsieur le poète ?

- Oh, mademoiselle… Quelle basse intention me prêtez-vous donc ? Non, voyons. Draguer est un mot vulgairement technique qui traduit un mouvement mécanique dénué de toute séduction. Je cherche simplement à vous plaire afin de vous rendre la pareille, car votre jeunesse et votre beauté m’émeuvent. Hélas, je n’ai rien d’autre à vous donner que des mots…

- De toute façon, vous êtes un peu trop vieux pour nous, déclara le plus téméraire des clones.

- Oui… Vous avez cruellement raison, mademoiselle. Le temps passe sournoisement… Et bientôt, sans vous en rendre compte, vous-mêmes deviendrez vieilles. Oh, je ne doute pas que vous trouviez rapidement un bon mari pour faire de beaux enfants. Mais j’ose espérer qu’avant cela vous sachiez profiter de vos jeunes années de liberté, goûter à la vie et faire des expériences enrichissantes qui vous laisseront d’agréables souvenirs.

- Et c’est vous, l’expérience enrichissante ? insista l’arrogante, d’un air moqueur.

 

Cette remarque le déconcerta. Il chercha quelque chose d’intelligent à dire, mais rien ne venait. Il était soudain à cours d’inspiration.

 

- Quel âge vous avez ? demanda l’autre soeur.

- Eh bien… Il suffirait peut-être d’additionner les vôtres pour totaliser le mien.

- Quarante ! s’exclama l’une des jumelles.

- Ah oui ! Quand même…, ajouta la plus perfide.

- Oh, vous savez, l’âge se situe surtout dans le cerveau. J’ai connu des jeunes aux neurones blafards et aux idées déjà bien fripées, et il m’arrive de rencontrer des gens d’un certain âge encore remplis de désirs et à l’imaginaire bourgeonnant…

- M’ouais… Mais quand y a pas de sentiments, reprit l’impertinente, ou qu’on se connaît pas, un corps jeune et pas trop mal foutu c’est quand même ce qu’y a de mieux pour provoquer le désir. Je veux dire quand on veut baiser. Parce que c’est pour ça que vous nous avez abordées, non ?

- Eh bien…

- Pourquoi vous êtes pas allé baratiner la dame, là-bas, celle qui est assise sur le banc avec son petit caniche sur les genoux ? questionna l’autre soeur.

- Eh bien…

- Vous avez perdu l’inspiration, monsieur le poète ? ironisa la jumelle la plus hardie.

- Vous êtes déconcertantes d’intelligence et de franchise, mesdemoiselles. Et puisque vous abordez le sujet sans détour, permettez-moi d’être franc à mon tour. Il est évident que je n’ai pas le visage d’Apollon ni le corps d’Hercule. Aucune auréole de célébrité n’illumine ma tête et ne contribue à déclencher une quelconque idolâtrie parmi la foule féminine. Bref, je n’ai pas eu la chance de Jim Morrison ou du Che Guevara, pour ne citer qu’eux… Comme vous pouvez le constater, je ne suis qu’un homme tout à fait ordinaire, mais qui estime avoir également le droit de tenter sa chance auprès de jolies femmes telles que vous. Au nom de l’humanisme, je vous propose donc de faire connaissance avec mes qualités cachées. De découvrir mes richesses. Ainsi justice sera rendue sous le soleil.

 

Comme les jumelles riaient abondamment, l’homme jeta un rapide coup d’œil aux tressaillements de leur poitrine. Puis il se dit que le moment était propice à une invitation. Aussi ne leur laissa-t-il pas le temps de se reprendre.

 

- Cette chaleur pousse au farniente, vous ne trouvez pas ? Et les corps se déshydratent dangereusement… Puis-je vous offrir un rafraîchissement quelconque, à la terrasse d’un bistrot sympathique ?

- Carrément ! s’exclama le plus énergique des clones.

- Notez, mesdemoiselles, que cela ne vous engage à rien d’autre que de converser agréablement quelques minutes autour d’un verre. Et si vous me trouvez ennuyeux, vous n’avez qu’à me planter devant ma bière…

 

Les jeunes femmes se concertaient du regard, pesant le pour et le contre, tandis qu’il sifflotait l’Internationale en jetant un œil distrait sur le manège installé quelques mètres plus loin. L’une des soeurs l’observait du coin de l’œil en se disant que malgré la différence d’âge, il avait du charme. La plus délurée était du même avis et songeait que l’occasion se présentait enfin d’avoir une aventure avec un homme plus âgé.

 

Il faut préciser que ces jumelles aimaient les jeux que procure la vie en général et particulièrement ceux du sexe. C’est pourquoi elles n’hésitaient pas à permuter leurs nombreux petits amis, sans que jamais ils ne s’en rendent compte, pour ensuite échanger des commentaires sur leurs pratiques sexuelles. Ces jeunes filles avaient bénéficié d’une éducation très libre au sein d’une famille émancipée financièrement et culturellement. Par ailleurs, elles ne faisaient que suivre l’exemple d’une mère infidèle qui menait son mari et les autres mâles par le bout de leur queue. Ainsi le sentiment amoureux n’entrait pas encore dans leurs préoccupations quotidiennes. Avant de s’y abandonner, elles comptaient bien s’amuser un peu, du moins tant qu’elles ne rencontreraient pas deux beaux jeunes hommes capables de rivaliser avec l’amour qui liait leur âmes.

 

Une demi-heure plus tard, le trio prenait la direction de la place Arnaud Bernard où les jumelles avaient leurs habitudes dans un bar tendance bohème. Ils s’installèrent à une table qui venait de se libérer en terrasse. Un jeune serveur aux longs cheveux dreadlockés débarrassa tout en échangeant des propos amicaux avec les deux sœurs. Apparemment, ils se connaissaient bien et s’étaient déjà vus à midi. Les filles conseillèrent à l’homme une bière rousse. Ils commandèrent tous la même pression. L’une d’entre elles se roula une cigarette et la coinça entre ses lèvres. Il s’empressa de lui donner du feu. Elle le remercia d’un hochement de tête et lui proposa son tabac. Il refusa poliment, indiquant qu’il ne fumait pas. Elle s’étonna qu’il fût alors en possession d’un briquet. Il expliqua qu’il conservait toujours un briquet dans sa poche, ce qui lui permettait d’amorcer un dialogue à l’occasion et de satisfaire un premier désir chez son éventuelle future partenaire. Devant une telle franchise, les jumelles pouffèrent en échangeant des regards complices.

 

Le serveur apporta les consommations. La discussion s’engagea sur des chemins de traverse, tandis que les filles se passaient la cigarette. Il s’aventura à poser des questions innocentes mais précises. Il apprit ainsi que les jumelles étaient ariégeoises et qu’elles suivaient des études à l’école des Beaux-Arts de Toulouse. L’homme leur révéla qu’il aurait bien aimé fréquenter cet établissement, mais qu’il avait échoué aux épreuves d’admission. La conversation bifurqua aussitôt vers ce point commun. Les jumelles aimaient l’art contemporain et souhaitaient se lancer dans des installations duales, mais en attendant de devenir plasticiennes, elles voulaient aller jusqu’au bout de leur peinture. Elles avaient pris l’habitude de peindre en même temps sur la même toile et désiraient transformer cette particularité en style : fusionner leur inspiration sur le même support. Ensuite, elles comptaient bien se passer de support… Il finit par apprendre que les jeunes femmes logeaient seules dans un petit appartement, rue de la Chaîne, juste à quelques pas du café.

 

Les verres étaient vides. La cigarette écrasée. L’homme sauta sur l’occasion pour demander à voir leur peinture. Elles n’étaient pas du genre farouche. Ce quadra se révélait drôle, intelligent, cultivé et si intéressé par l’art qu’elles acceptèrent de lui montrer quelques toiles. En attendant de voir la suite… Lui était réellement intrigué par ces filles, attiré par l’énergie qui émanait d’elles, et souhaitait sincèrement voir leurs travaux. Mais bien sûr, il espérait ensuite une fusion à trois… Il appela le serveur dreadlocké afin de régler l’addition. Et suivit les étudiantes.

 

L’appartement, situé au troisième étage, exigu mais bien éclairé par de grandes fenêtres sans rideaux, exhalait des senteurs d’encens. L’entrée donnait directement dans une minuscule cuisine, séparée de la pièce principale par une table de travail. Le sol était recouvert d’un grand tapis de bambou tressé jonché de coussins colorés. Quelques plantes vertes se dressaient dans les coins. Des affiches décoraient les murs blancs. Il sourit en voyant une reproduction de la célèbre photographie de l’inévitable Che au béret, puis avisa un poster sur lequel un jeune éphèbe aux longs cheveux blonds et mal peignés, avachi sur une guitare acoustique, le regardait d’un air absent. Il jeta ensuite un œil distrait sur des affiches de spectacles et d’expositions, pour enfin examiner avec attention les tableaux des étudiantes, fortement influencées par la période dripping de Pollock. Il les complimenta parcimonieusement. Et comme elles semblaient attendre des commentaires, il s’excusa de n’être pas un grand connaisseur de ce genre de peinture.

 

L’une des sœurs lui dit que ce n’était pas très important. L’autre l’invita à s’asseoir parmi les coussins, puis introduisit un c.d. dans la mini-chaîne stéréo. L’ambiance musicale se révélait plutôt zen : une sorte d’électro-space rythmée par des tablas et traversée par des airs de sitar. L’une des jumelles entreprit aussitôt de rouler un joint, tranquillement assise dans son coin. Elle l’alluma, tira deux grandes bouffées et le passa à sa sœur qui l’imita avant de le tendre à leur invité. Celui-ci n’avait jamais fumé ce genre de chose, mais il fit une exception en songeant qu’une fois de temps en temps ça ne pouvait pas lui nuire, d’autant plus qu’il avait entendu dire que le cannabis était aphrodisiaque.

 

L’herbe faisait son effet. Les filles menaient la conversation de façon débridée, parfois interrompue par des fous rires inopinés, tandis qu’il les écoutait en hochant la tête. Mais soudain il se sentit très mal. Quelque chose remontait du plus profond de son être jusqu’à son cerveau, y tourbillonnait à toute vitesse comme un courant d’air cherchant la sortie. Il était blême. Son cœur battait à toute allure. Ses mains devenaient moites et des gouttes de sueur dégoulinaient sur ses tempes. Il voulait se lever mais n’osait pas bouger de peur qu’en remuant ses tripes un malaise ne le renverse. Toutefois, l’idée de vomir devant ces jeunes femmes, qui assistaient à la scène en éparpillant leurs éclats de rire, lui paraissait insupportable. Il essaya d’abord de se contenir en se concentrant sur les propos des jumelles. Mais au bout de trois ou quatre minutes, le reflux intestinal reprit le dessus.

 

La bouche sèche, il demanda d’une voix fiévreuse où se trouvaient les toilettes, tout en se levant péniblement. La plus effrontée des deux sœurs lui indiqua l’endroit d’un index tremblant de rire, lâchant à son passage quelques commentaires ironiques. Mais comme son équilibre se révélait instable, l’autre sœurette le conduisit jusqu’à la salle d’eau. Une fois seul, il s’agenouilla devant la cuvette et attendit l’évacuation de longues minutes. Mais rien ne sortait. Il devinait pourtant la présence d’un élément à la consistance inconnue, partie intégrante de son être, qui s’obstinait à l’oppresser.

 

Il entendit frapper doucement à la porte. La jumelle qui l’avait guidé jusqu’aux toilettes s’inquiétait. Elle voulait savoir s’il avait vomi, si tout allait bien, si elle pouvait entrer pour se rendre compte, si elle pouvait l’aider, s’il fallait appeler un médecin, etc. Cette voix insistante l’exacerbait. Il comprenait dans quelle situation ridicule il se trouvait, mais n’avait pas la force de répondre ni de se relever. Il eut soudain l’idée saugrenue de prendre une douche afin de se réveiller de ce cauchemar qui n’en finissait pas. L’eau fraîche va te régénérer, insista sa conscience. Il réussit à se redresser tant bien que mal et, s’appuyant contre un mur, se déshabilla lentement. Une fois dans la baignoire, il s’aspergea le visage et le corps avec le jet d’eau.

 

Les étudiantes écoutaient derrière la porte tout en chuchotant, se demandant ce qu’il pouvait bien fabriquer et si elles devaient intervenir. Finalement, la plus hardie des deux décida d’ouvrir sans autre préambule. Elles firent irruption dans la salle d’eau et se figèrent de stupéfaction devant la scène. Il était en train de se masturber d’une main tandis que l’autre tenait le pommeau de la douche face à son visage grimaçant.

 

- Mais ? Qu’est-ce que vous faîtes ? questionna l’une des jumelles, les yeux fixés sur le sexe tumescent.

- Faut pas vous gêner, réprimanda la plus autoritaire des deux, en reluquant l’érection. Faites comme chez vous, hein ?

- Je… Excusez-moi… Je suis confus… Ça n’était pas du tout prémédité…

- On commençait à se faire du souci, reprit la première.

- Hé ben, tu vois qu’y avait vraiment pas de quoi, répliqua l’autre à sa sœurette.

- Laissez-moi vous expliquer… Je ne me sentais pas bien du tout, vous comprenez. Je transpirais abondamment. Alors j’ai eu l’idée de prendre une douche afin de me rafraîchir et de sortir de ce malaise. Mais ça n’a pas réglé le problème. Au contraire, je sentais que j’allais vomir dans la baignoire…

- Bah !

- Quel dégoûtant !

- Écoutez-moi… Je vous en prie, ne me jugez pas… Et comprenez-moi. Je sentais bien que jamais je n’aurais eu la force d’atteindre la cuvette… Enfin, bref… C’est alors qu’une autre idée m’est venue. Je me suis dit qu’il fallait que je me concentre profondément sur quelque chose de fort pour bloquer ce renvoi intempestif… Alors j’ai pensé au plaisir. Il me semble franchement qu’il n’existe pas de meilleur remède que le plaisir sexuel pour oublier tous les maux. Voilà… J’étais en train de penser à vous, à vos jolies cuisses bronzées, à vos seins animés, à vos corps de femmes épanouies et heureuses de vivre… Et je peux vous assurer que c’est efficace ! Je n’ai plus du tout la moindre envie de vomir. Je me sens beaucoup mieux ! Certes, encore sous l’emprise du cannabis, mais plus du tout malade… Et terriblement excité…

 

Les étudiantes se regardèrent et éclatèrent de rire. L’homme était satisfait de la tournure que prenaient les évènements. Il avait déjà oublié le malaise qui l’avait conduit dans cette pièce et la situation ridicule dans laquelle les jumelles l’avaient trouvé. Il reprenait confiance en lui et commençait même à s’impatienter.

 

- Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ? s’empressa-t-il de questionner.

- Comment ça, qu’est-ce qu’on fait ? demanda l’une d’entre elles.

- Eh bien… ça serait dommage de ne pas profiter d’une telle érection, par exemple…

- C’est vrai que c’est tentant, répliqua la plus libertine. Et vous croyez qu’y en aura assez pour deux ?

- On peut toujours essayer.

- Vous avez déjà couché avec deux femmes en même temps ? interrogea l’autre sœur.

- Non. Ni en même temps, ni l’une après l’autre.

- Ça vous excite, hein ? se moqua la plus perverse.

- Oui.

- C’est classique comme fantasme, chez les hommes, énonça l’autre jumelle.

- Il ne faut jamais renier ses classiques.

- J’ai constaté que vous avez pas d’alliance, reprit-elle. Vous êtes pas marié ?

- C’est bizarre, à votre âge, remarqua la plus sournoise.

- Il n’y a pas d’âge pour se marier.

- Vous avez quand même une copine, non ? insista-elle.

- Non. Pas en ce moment.

- Ça fait longtemps que vous avez pas fait l’amour ? demanda l’autre sœur.

- Dites, vous ne voulez pas qu’on discute de tout ça après ? Parce que je suis vraiment très excité, là…

- Moi aussi, avoua l’une.

- Bon ! D’accord, acquiesça la plus autoritaire. Mais vous avez intérêt à assurer. Parce que nous, on fait absolument tout ensemble. Alors si vous donnez du plaisir à ma sœur, il faudra être aussi généreux avec moi, hein ?

- Oh, je suis d’un naturel très généreux, d’ordinaire. J’espère seulement que vous ne serez pas trop exigeantes pour une première fois…

 

Les filles se consultèrent un instant du regard, puis se dévêtirent devant lui sans la moindre gêne. Les anges n’ont jamais eu de pudeur, songea-t-il. Et c’est peut-être pour ça que ce coquin de Michel-Ange aimait tant les flatter du pinceau… Hé hé, à nous trois, mes belles angelottes… Il remarqua, non sans un certain trouble, qu’elles se ressemblaient en tous points : épaules étroites, seins dressés, hanches rondes, ventre plat, poils de pubis rasés en une bande verticale, cuisses musclées. Mais une vision plus générale lui permit de constater que l’une paraissait légèrement plus mince que l’autre.

Il sortit de la baignoire. Raide de joie, car il allait faire l’amour à deux jolies filles qui n’attendaient que ça. Ses yeux rebondissaient dans tous les sens pour essayer de tout appréhender à la fois. Elles attendaient côte à côte, la tête haute et les mains derrière le dos, fières de leur corps et l’esprit libre. Elles attendaient en souriant qu’il prenne les choses en mains. Mais il restait là, sans bouger, droit et con. Il hésitait sur ce qu’il devait faire en premier. Les prendre toutes deux par la taille et les embrasser ?

 

Toucher le sein de l’une ? Caresser la fesse de l’autre ? Mais par laquelle commencer en premier ? Comme il ne se décidait pas, la plus volontaire des deux lâcha un bon ! exaspéré, prit sa sœur par la main et l’entraîna dans le couloir.

 

- Je vous suis ? demanda-t-il en considérant avec envie leurs fesses rondes comme deux planètes qui s’éloignaient de son orbite.

 

Elles répondirent par des rires qui rebondissaient jusqu’à ses oreilles et lui semblaient aussi coquins qu’engageants. L’espace d’une seconde, ces deux jolis culs lui avaient souri en chœur et son cœur s’accélérait. Il leur emboîta le pas, précédé d’une érection impatiente. La première porte donnait sur une chambre, mais elle était vide. La suivante était la bonne. Les étudiantes l’attendaient, assises sur le bord du lit, les bras et les jambes croisés à l’identique. Elles pouffaient en regardant son sexe érigé. L’homme songea un instant qu’il pouvait s’agir d’un rire moqueur envers ses attributs masculins. Mais il ne fit pas de commentaire et s’approcha lentement. La plus excitée des deux s’agenouilla pour saisir la turgescence avec la bouche. Elle suçait si maladroitement qu’il sentait les dents de la gourmande. L’autre ne tarda pas à rejoindre sa sœur. Il avait la vague impression que les jumelles s’échangeaient son pénis comme une vulgaire sucette. Mais il se concentra sur son plaisir, les yeux fixés sur leurs mouvements de tête, sur leurs lèvres, enfouissant ses mains dans leur brune chevelure.

 

Les filles interrompirent bientôt la fellation pour se redresser ensemble. Elles grimpèrent sur le grand lit, remuant leurs jolies fesses à son intention, et s’allongèrent sur le dos en réclamant expressément leur dû. Il fut légèrement frustré par ce brusque sevrage mais obéit à leur injonction. Il regrettait de n’avoir à sa disposition qu’une seule langue, qu’une paire de mains pour toucher ces offrandes, alors qu’il en fallait bien deux ou trois de plus afin de parcourir l’étendue de leurs richesses tout en assouvissant ses appétences. Il prodigua alternativement pendant quelques minutes un double cunnilingus, aussi égalitaire que possible, heureusement secondé par un index habile. Mais il trouvait cela épuisant, d’autant plus qu’il ne pouvait lécher une jumelle sans que l’autre en redemande et vice-versa. Il fut donc satisfait de constater, d’après certaines réactions physiques et manifestations orales, que l’une d’entre elles atteignait enfin l’extase. Mais l’autre s’offusquait déjà, réclamant une pénétration, car elle exigeait aussi son orgasme. L’homme n’était pas contre une intromission. Il estimait même l’avoir méritée, et souhaitait jouir équitablement.

 

La revendicative lui indiqua un petit panier en osier sous la table de chevet. Il y découvrit un tas de préservatifs (aux goûts variés et de diverses couleurs) sous emballage transparent. Il choisit un noir à la réglisse, l’enfila et pénétra doucement l’insatisfaite, tout en s’appliquant à caresser sa sœur qui refusait de rester en dehors du coup. Il fut ainsi obligé de s’occuper successivement de l’une, puis de l’autre, car toutes deux exigeaient son sexe à tour de rôle. Au bout de quelques minutes, il suggéra que l’une s’allonge sur l’autre afin de faciliter le changement de partenaire. Mais elles refusèrent catégoriquement : leur fusion était expressément réservée à leur art. Alors il leur proposa de se mettre à quatre pattes et côte à côte afin de les prendre par derrière. Lorsqu’une des jumelles se mit à gémir de façon ostentatoire, annonçant ainsi l’arrivée des spasmes significatifs, il lui resta fidèle jusqu’à l’éjaculation. Ensuite il regarda tristement l’autre cul qui attendait son tour en dodelinant.

 

- Alors ? Et moi ? Tu vas pas me laisser dans cet état… J’ai encore envie de jouir. Viens, reprends-moi !

- Allez, sois gentil, occupe-toi de ma sœur.

- Mais c’est que…je peux plus, là…

- Quoi ? T’as déjà éjaculé ? questionna la plus autoritaire des deux.

- C’est-à-dire que…

- Hé ben ! T’es un rapide, toi ! conclut-elle.

- Il faudrait que je me repose un moment avant que ça revienne…

- Combien de temps ? demanda la plus magnanime.

- J’en sais rien, moi.

- Tu devrais le savoir, reprit l’autre. C’est quand même ta bite. Tu devrais savoir comment fonctionne ta bite.

- On croyait que les vieux avaient plus d’expérience…

- Mais ça n’a rien à voir ! Et j’ai autre chose à foutre que d’observer comment ça marche !

- Pour quelqu’un qui est curieux de la vie en général, c’est quand même un minimum que de comprendre le fonctionnement de sa propre sexualité, commenta la plus critique des deux jumelles.

- Ouais ! Surtout celle d’un homme… Parce que ç’a pas l’air très compliqué.

- Ah ça vous fait rire, hein ?

- C’est la tête que tu fais qui nous fait rire.

- Qu’est-ce qu’elle a, ma tête ?

- C’est une tête de nœud !

- N’importe quoi ! Un rien vous amuse, hein ? Je vous croyais plus intelligentes. Vous me décevez beaucoup.

 

Il avisa des mouchoirs en papier sur la table de chevet, en sortit un du paquet afin d’enlever proprement le préservatif usagé, noua le bout de latex, puis l’enveloppa avec le mouchoir qu’il reposa sur le meuble. Ensuite il s’assit sur le bord du lit. Il ne savait plus quoi penser de ces sœurs sarcastiques, qui se comportaient soudain comme des gamines trop gâtées, et se demandait ce qu’il pouvait bien faire pour sauver la face.

 

- Il est peut-être pas très performant, s’exclama la plus perfide, mais au moins, il est propre. C’est bien, ça.

- Ouais ! Parce que c’est rare, chez les mecs…

- Quoi donc, frangine ? La performance ou la propreté ?

- Mégères, va…

- Oh ! Le mâle est susceptible, constata la plus féministe.

- Mais on plaisante, voyons.

- Je ne trouve pas ça drôle.

- C’est parce que t’as pas d’humour.

- Disons plutôt que le vôtre n’atteint pas mon esprit.

- Houlà ! monsieur est difficile…

- Ouais. Et le voilà qui boude, maintenant.

- Bon, vous avez fini ?

- Oh ! Regarde comme ça rétrécit…

- Bahh ! Ça devient tout flasque…

- Il a une petite bite, finalement, lâcha la plus ironique.

- Allez y ! Rigolez, petites idiotes. Rigolez tant que vous pouvez, si ça peut vous soulager...

- Il serait pas un peu éjaculateur précoce, avança la plus sévère ?

- Ah ? Tu crois ? Peut-être bien…

- Oui, vraiment, vous me décevez beaucoup.

- C’est toi qui es décevant. Hein, frangine ?

- Ouais. C’est peut-être un beau parleur, mais dès qu’il faut s’y mettre…

- Que de la frime, ces poètes…

- Laissez donc la poésie tranquille, je vous prie ! Vous n’y entendez rien.

- Hé ! C’est qu’il va nous faire sa grosse colère…

- C’est parce qu’il a perdu son inspiration.

- Il va falloir attendre que ça revienne.

- Vous cherchez quoi, au juste ?

- Du plaisir ! cria la plus exigeante des deux sœurs.

- Oui ! Du plaisir !

- Des orgasmes !

- Oui ! Des orgasmes !

 

Les étudiantes s’étaient levées. Enlacées, elles sautaient sur le lit comme s’il s’agissait d’un trampoline. Elles riaient et gémissaient exagérément afin de simuler un plaisir intense. Il leur demanda de se calmer, d’arrêter leurs bonds. Mais elles ne l’écoutaient pas et poussaient des criaillements. Ces cris aigus s’infiltraient douloureusement dans ses oreilles jusque dans son cerveau, lui donnant l’impression que ses tempes allaient imploser. Ces soubresauts faisaient tressaillir son cœur. La température de son corps provoquait une abondante transpiration. Il tentait de calmer sa colère effervescente en serrant fort ses poings sur ses cuisses.

 

- Allez ! sois cool, dit l’une des sœurs en lui ébouriffant la chevelure.

- On va se fumer un autre joint et ça ira mieux, d’accord ? conclut l’autre.

 

Elle essaya de lui titiller le pénis avec son pied avant de descendre, mais la maladroite lui écrasa les testicules. Il hurla de douleur en protégeant de ses mains ses organes génitaux. Une nuée d’anges passa. Les filles sautèrent hors du lit pour se pencher immédiatement au-dessus des parties sensibles. Elles voulaient voir. Mais il refusait de montrer. La coupable se confondait en excuses tandis que l’autre lui assurait que ce n’était pas bien grave, que ça allait passer, qu’il fallait peut-être y mettre de la glace. Elles insistaient pour examiner de plus près le sexe recroquevillé dans les paumes de l’homme amer.

 

- Allez, laisse-nous faire. On va le cajoler.

- Oui, on va le câliner.

- Le caresser…

- Le branler…

- Le lécher…

- Le sucer…

 

Mais il n’avait pas l’intention de céder à ces succubes ricanantes. Il les repoussa d’un non ! si autoritaire qu’elles reculèrent de surprise.

 

- Vous me faites chier, maintenant !

- Mais ? Qu’est-ce qui te prends ?

- Foutez-moi la paix !

- T’es malade ou quoi ?

- C’est vous, les débiles !

 

Les jumelles le regardaient avec de grands yeux stupéfaits. Il leur en voulait méchamment. Ces petites connes méritent une bonne paire de gifles, lui dit une voix intérieure. Elles n’ont aucun respect pour toi. Les sœurs hésitaient pourtant entre la compassion et le rire. Mais la vue de ce pauvre quadragénaire nu, aux cheveux en bataille et au sexe flaccide, finit par déclencher chez elles un fou rire idiot. Comme tous les fous rires. Et ces éclats mutilaient sa dignité.

 

Il se leva brusquement et transperça les étudiantes du regard. Comprenant d’instinct que la situation ne s’arrangeait pas, elles s’empressèrent de lui tourner le dos afin d’occulter cette scène qui s’avérait si comique. Mais sans succès. Leurs gloussements se poursuivaient interminablement. Il perdait patience. Il se sentait ridicule. Humilié. Une sorte de nausée l’envahissait. Ses pensées dégénéraient. Ces culs hypocrites, auparavant si sympathiques, n’affichaient plus qu’un sourire moqueur face à son impuissance. Il faut que tu en finisses avec ces deux rictus indécents, lui dit la voix intérieure.

 

Il bouscula les jeunes femmes et partit en courant dans la salle d’eau afin de récupérer ses vêtements. Dans le reflet du miroir suspendu au-dessus du lavabo, il aperçut un lâche s’habiller rapidement. Un froussard familier qui, une fois encore, préférait s’enfuir plutôt que de faire face. Ils se défièrent un instant du regard.

 

Les jumelles étaient restées une bonne minute dans l’expectative. L’une préconisant l’attente sereine, l’autre suspectant le pire. Finalement, ne le voyant pas revenir, elles prirent la décision d’aller voir ce qu’il faisait. La porte était ouverte. Leur regard fut immédiatement attiré par quelque chose que l’homme tenait dans son poing fermé. Au moment où elles entraient dans la pièce, il fit jaillir la lame d’un couteau à cran d’arrêt. Elles se pétrifièrent instantanément. Les yeux fixés sur la lame. La bouche béante et muette d’incompréhension. Elles ne savaient quoi penser de la tournure que prenaient les évènements, s’il s’agissait d’un jeu ou bien d’une intimidation quelconque. Leurs prunelles s’interrogeaient à toute allure. En définitive, comme il arrive parfois dans les drames, la plaisanterie vint soulager la tension :

 

- C’est pas le moment de bricoler, lança la plus téméraire.

 

L’homme ne répondit pas et s’approcha d’elles, les bras le long du corps, tenant le couteau pointé vers le sol. Un étrange sourire était crispé sur son visage tandis que ses pensées fluctuaient dans le chaos le plus total. Les étudiantes, qui préféraient toujours voir le bon côté des choses, s’envoyaient des œillades interrogatives, attendant avec impatience la suite du canular. Il leur ordonna de se retourner et de se pencher en avant, les mains appuyées sur le fond de la baignoire. Elles obéirent en ricanant, s’imaginant que leur invité désirait assouvir un quelconque fantasme. Il reluqua avec un sentiment de puissance ces culs railleurs. Les jumelles eurent le temps d’échanger une dernière plaisanterie ironique au sujet de la virilité de leur invité. Il reçut violemment la boutade comme un dernier outrage. Et embrocha indifféremment l’une des sœurs, puis l’autre.

 

L’homme erra une bonne heure dans les rues, réfléchissant confusément à l’acte irréparable qu’il venait de commettre. Sa conscience ne le lâchait pas : toi qui n’as jamais fait de mal à personne… Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Il se demandait ce qui allait se passer à présent. Finalement, une idée lui traversa l’esprit. Il entra dans un bar et repéra une table isolée dans un coin. C’est parfait pour ce que je vais faire, se dit-il. Il regardait autour de lui en attendant le serveur. La vie continuait normalement, alors qu’il venait certainement de tuer deux jolies filles innocentes. Il commanda une bière qu’il but en deux longues gorgées. Puis une autre, qu’il prit le temps de déguster. Il avait d’abord songé qu’en se soûlant il aurait peut-être le courage d’aller se dénoncer à la police, mais il avait déjà du mal à terminer sa seconde bière, alors… De toute façon, les empreintes dans l’appartement et le préservatif qu’il y avait laissé constituaient des preuves irréfutables de sa culpabilité. Eh bien voilà, se dit-il. Il n’y a plus qu’à laisser faire. C’est quand même plus facile d’attendre que la police fasse son travail.

 

Les médias, dans leur majorité, avaient exploité cet horrible double crime durant trois semaines. Certains journalistes s’acharnaient encore dans des commentaires qui n’avaient plus rien à voir avec de l’information. Les chiens de garde ne lâchent pas leur os aussi facilement. Et là, ils avaient eu de quoi ronger. Tous les ingrédients d’un film hollywoodien grand public : horreur, sexe et compassion. Et cette affaire était bien plus rentable que de la fiction parce que c’était la réalité. Mais dans ce monde du divertissement, les évènements les plus spectaculaires finissent par lasser un public gavé et de plus en plus indifférent, car tous les jours des nouvelles plus fraîches, plus croustillantes, prennent implacablement le dessus de l’actualité.

 

Il avait passé des nuits agitées, le sommeil troublé par de terribles cauchemars, se réveillant en sueur dans l’obscurité de sa chambre, cherchant dans son lit la présence rassurante d’un être toujours absent. J’ai besoin d’une femme, se répétait-il. Une femme qui sache m’aimer en retour, qui puisse avoir de la considération pour moi, qui me donne une bonne raison d’exister pour quelque chose de valable, qui me confère le sentiment d’être important sur cette terre…

 

Il tournait désespérément en rond dans sa solitude, car il ne parvenait pas à entretenir une liaison durable avec les rares femmes qui croisaient son chemin. Peut-être était-il trop exigeant… Á une certaine époque où il n’était pas encore sûr de lui, il allait parfois traîner dans les boîtes de nuit, avec le vague espoir de rencontrer celle qui serait la bonne. Dès qu’il en repérait une qui lui plaisait, il la regardait de loin, intensément, en espérant qu’elle lui adresse un sourire engageant. Mais ça n’arrivait pas souvent. Ses yeux ne reflétaient pas l’assurance que ces dames attendaient. Et comme il était trop timide pour aborder une femme, il buvait verre sur verre afin de se remplir de courage, cherchant désespérément la première phrase qu’il devrait prononcer. Celle qui ne serait pas trop banale ni trop directe. Mais les mots ne lui venaient pas. Les heures passaient. Les verres aussi. Les jolies femmes esseulées repartaient avec un plus courageux que lui ou bien rentraient seules chez elles. Au petit matin, lorsque enfin il était assez ivre pour faire ce qu’il avait envie, il ne restait plus grand monde sur la piste de danse. Quelques alcooliques s’accrochaient encore au comptoir. Les rares femmes présentes étaient aussi ordinaires que lui. Il n’avait plus vraiment le choix esthétique. Alors, pour des raisons purement sexuelles, il proposait un petit déjeuner à la moins moche. Ils allaient chez elle et baisaient parce qu’il fallait bien le faire. Ils ne se parlaient pas vraiment car ils n’avaient généralement pas grand-chose à se dire. Ensuite ils se séparaient, la bouche pâteuse, sans qu’aucun des deux ne fasse allusion à un nouveau rendez-vous ou à un numéro de téléphone. Chacun semblait résigné dans sa solitude.

 

Les femmes qu’il rencontrait par hasard dans la lumière du jour se révélaient plus attachantes. Mais c’était encore plus rare. Et si par chance une discussion s’engageait, il y avait toujours, au bout d’un moment, quelque chose qui venait gâcher son désir. Soit des propos trahissant un manque de culture, un avis révélant des goûts radicalement opposés, un tic enlaidissant l’esthétique, un rire trop ostentatoire, un ego trop affirmé, ou simplement l’ennui définitif. Oui, il était certainement trop exigeant… Pourtant, il n’en avait pas vraiment les moyens. Il le savait et regrettait toujours de ne pas faire suffisamment d’efforts. Mais c’était plus fort que lui. Voilà comment il se retrouvait encore célibataire à quarante ans. Seul, triste et amer. Et puis quelque chose avait fini par se dérégler en lui…

 

Ces derniers jours, les cauchemars qui dégradaient son sommeil depuis ce double crime s’estompaient relativement et il parvenait à dormir plus ou moins bien. Aussi se réveilla-t-il presque de bonne humeur. Comme tous les matins il urina, se doucha, s’habilla, et prit son petit déjeuner debout devant la fenêtre, profitant des premiers rayons de soleil qui s’introduisaient dans la cuisine. Il termina sa banane, arrosée d’un verre de jus de fruits multi-vitaminé, puis passa dans la salle de bains pour se laver les dents. Ensuite il téléphona à la boîte vocale des Assedic afin de déclarer sa situation mensuelle concernant le mois de mai. Le pointage mensuel était une des conditions pour demeurer inscrit à L’A.N.P.E. et donc bénéficier des allocations chômage. Aussitôt que l’enregistrement se déclencha, il regretta une fois encore qu’il y eût de moins en moins d’êtres humains au bout du fil. Dans la plupart des secrétariats s’occupant de services, l’ère de la machine vocale fait perdre du temps à celui qui appelle et gagner de l’argent aux opérateurs téléphoniques. On est obligé de supporter une voix en boîte, une petite musique pas toujours bien choisie et qui tourne rapidement en boucle, en attendant d’avoir quelqu’un en ligne, qui généralement se trouve à des centaines (voire des milliers) de kilomètres de l’endroit que vous souhaitiez joindre (ça s’appelle une plate-forme téléphonique…) et n’a que des réponses standard à vous proposer. C’est surtout démoralisant lorsqu’il s’agit de poser des questions précises, d’obtenir un renseignement mineur sans être obligé de se déplacer, ou de rechercher simplement un peu de compréhension.  

 

Au chômage depuis cinq ans, il cherchait du travail les jours de courage et de dignité. Mais à son âge, sans aucune qualification et sans diplôme, peu d’employeurs retenaient sa candidature. Lorsqu’il avait la chance de décrocher un contrat, il s’agissait généralement d’un petit boulot pénible, mal payé et déprimant, qui ne durait pas plus de six mois. Les lois régissant le droit du travail subissent constamment l’influence patronale mondialisée qui, avec la complicité des gouvernants, organise la flexibilité du marché. Ainsi certaines entreprises embauchent un chômeur pour quelques mois afin de bénéficier des aides gouvernementales, puis s’en débarrassent pour en exploiter un autre. Il constatait ce phénomène avec impuissance, et perdait peu à peu l’espoir de trouver une situation stable qui lui permettrait de faire des projets d’avenir. Il continuait à se rendre à l’A.N.P.E. afin de consulter les offres d’emploi, mais de plus en plus irrégulièrement, et depuis quelques temps uniquement le lundi matin.

 

En sortant bredouille de l’agence, il profita de la fraîcheur matinale pour effectuer quelques courses dans son nouveau quartier. Il ne s’attarda pas trop à discuter avec les commerçants, malgré que la plupart fussent sympathiques, car il n’avait jamais rien à leur dire et parler du temps ou bien échanger des banalités l’exaspérait. Son panier d’osier plein à ras bord dans une main et un pack d’eau minérale dans l’autre, il traversa le jardin Compans qui s’étend jusqu’au pied de son immeuble. Il y croisa une jolie brune qui devait être âgée d’une vingtaine d’années environ. Elle le regarda en souriant, comme une femme sait le faire lorsqu’un homme lui plaît. Cette brève attention le remplit d’un plaisir extrême. En effet, il vieillissait sans vraiment s’en rendre compte tout en continuant à convoiter des filles plus jeunes que lui, mais la plupart demeuraient indifférentes à son charme de quadragénaire.

 

Il logeait depuis trois mois dans l’appartement d’un vieil ami célibataire installé à l’étranger pour des raisons professionnelles. Ce dernier, qui devait rentrer dans un an ou deux, lui avait donc proposé de l’occuper en attendant son retour, à charge de l’entretenir et contre un modique loyer. Il pouvait ainsi profiter de l’espace, de la luminosité, mais également de la vue sur le jardin Compans. Chose dont il ne se privait pas, surtout depuis que le printemps attirait toutes sortes de femmes sur les pelouses. Pour cette unique raison, il attendait avec impatience les grosses chaleurs.

 

Dans la cuisine, il rangea ses achats méticuleusement car chaque chose avait sa place. Ensuite il but un grand verre d’eau minérale. Et comme il lui restait une bonne heure avant de préparer le déjeuner, il se livra à son activité préférée, celle qui lui faisait oublier le monde injuste au-dehors et les petits malheurs de la vie. Il s’allongea sur le canapé avec un livre de Sade qui s’intitulait Les infortunes de la vertu. Mais sa concentration était sans cesse perturbée par le visage souriant de la jolie brune croisée dans le jardin. Aussi posa-t-il plusieurs fois le livre sur son ventre afin de se livrer à une autre activité qui lui prenait également beaucoup de temps : fantasmer. Son imagination ne manquait jamais d’histoires héroïques, romantiques ou sexuelles, dans lesquelles il était l’incontournable héros. Il répandait le bien autour de lui et finissait toujours par séduire une belle jeune femme. Parfois même plusieurs…

 

L’imagination active la mémoire. Et les souvenirs récents réveillent les images du passé. Voilà comment on se retrouve à penser à de vieilles choses que l’on croyait bien enfouies et même oubliées. Voilà comment il se souvint de la jolie Nathalie. Sa première femme…

 

Il avait quinze ans. C’était au mois d’août, lors de vacances d’été à l’océan. Ses parents louaient une caravane dans un petit camping. Il avait eu l’autorisation de sortir jusqu’à minuit, comme tous les soirs depuis leur arrivée. Cette nuit-là, il s’initiait à la bière au comptoir de l’unique café où les jeunes habitués se donnaient rendez-vous. Elle avait surgi du néant, vêtue d’une courte robe blanche, un petit sac de toile en bandoulière, et rejoint un groupe de filles attablées en terrasse. Mais elle ne semblait pas prêter attention à ce que les adolescentes se racontaient. Elle lui avait adressé le même regard et le même sourire que la jolie brune croisée dans le jardin Compans. Plus encore. Elle l’avait observé pendant quelques minutes jusqu’à ce que leurs yeux se rejoignent enfin. Alors elle lui avait souri de nouveau. Franchement. Longuement. Il lui avait répondu par un timide mouvement de bouche.

 

Elle s’était approchée du comptoir et lui avait demandé du feu en portant à ses lèvres une cigarette blonde. Désolé, mais je ne fume pas, lui avait-il répondu. Elle avait ri en disant ça tombe bien parce que je n’ai pas vraiment envie de fumer. Ils avaient engagé la discussion jusqu’à la fermeture du café. Parlant de choses et d’autres en évitant d’aborder l’essentiel qui les avait pourtant réunis. Tu viens te balader avec moi sur la plage ? lui avait-elle alors demandé. Il avait jeté un œil discret sur sa montre qui indiquait une heure du matin. De toute façon, s’était-il dit, je vais me faire engueuler. Alors autant en profiter jusqu’au bout…

 

Nathalie avait dix-huit ans. Il était sous le charme de ce visage angélique aux longs cheveux bruns et bouclés, terriblement ému par ce corps de femme. Elle riait tout le temps pour un rien. Elle portait autour du cou un foulard en soie bleue parfumé au jasmin qui enivrait l’adolescent chaque fois qu’il l’embrassait gauchement. Ils s’étaient cachés sous une barque de pêcheur renversée sur le sable. Il n’avait aucune expérience, contrairement à Nathalie qui s’était révélée soudainement impudique, comme si une autre personnalité vivait enfouie en elle. Il s’était laissé faire un moment, puis, n’y tenant plus, l’avait pénétrée maladroitement. Mais après une dizaine de coups de reins frénétiques, alors que l’éjaculation s’annonçait déjà, Nathalie s’était adressée à lui d’une voix douce :

 

- On dirait que tu fais ça comme si tu voulais en finir au plus vite… Au contraire, il faut prendre son temps pour ces choses-là…

Il s’était immobilisé en elle, légèrement vexé, ne sachant trop quoi lui répondre, ni comment faire durer la chose, craignant tout à coup de décharger au moindre mouvement. Heureusement qu’elle lui avait demandé de sortir.

- Pourquoi ?

- On fait les cons, là.

- Comment ça ?

- Écoute, il faut qu’on fasse gaffe. J’ai pas pris ma pilule. Et je… T’as pas des préservatifs ?

- Non. Mais ne t’inquiète pas. Je me retirerais à temps…

- Non. Pas de ça. C’est trop risqué. Vous, les hommes, quand vous êtes partis, vous pouvez plus vous arrêter… Attends, j’ai un calendrier dans mon sac. Je vais calculer, pour voir…

 

Une lampe torche dans la main, elle avait effectué des calculs insensés pour les oreilles ahuries de l’adolescent, qui convoitait avec un sentiment d’impuissance ce joli petit cul rond et souriant. Elle calculait. Il débandait. Soudain elle avait poussé un cri de joie :

 

- C’est bon ! On peut. Viens…

- C’est que… moi, je peux plus, là…

- Mais pourquoi ?

- Ben…

- Je te plais pas ?

- Mais si… Tu me plais beaucoup, au contraire. Ça n’a rien à voir…

- Alors ?

- C’est-à-dire que…

- C’est bien ce que je pensais… C’est la première fois, hein ?

- Non, c’est pas ça…

- C’est quoi, alors ?

 

Il n’avait pas su quoi répondre. Á cause de sa fierté à la con, qui le mettait constamment dans des situations impossibles. Il s’était détourné pour regarder l’écume blanche des vagues tracer des électrocardiogrammes dans l’obscurité, pour écouter le puissant va-et-vient de l’océan qui ne se retire que pour mieux revenir. Il n’avait pas osé lui dire que c’était la première fois, qu’il ne savait pas vraiment comment s’y prendre pour la satisfaire, comme le font les hommes dans les scènes d’amour, quand les femmes crient de plaisir sous les coups de reins de leur amant. Il s’était senti petit garçon. Il avait regardé le ciel. La lune pâle se voilait de coton gris. Tout ce chemin à parcourir pour retourner dans la caravane… Puis se coucher sans réveiller les parents… Et sa vessie douloureusement compressée à force de se retenir…

 

Nathalie avait interprété ce silence comme de l’indifférence. Il n’avait pas été bavard durant toute la soirée, mais là, il semblait hébété. Absent. Elle culpabilisait. Elle regrettait d’avoir été si directive, songeant qu’il aurait peut-être mieux valu le laisser faire, même mal, au détriment de son plaisir de femme. Elle se reprochait sa manie de toujours vouloir tout diriger, de n’accepter d’ordres de personne et surtout pas ceux d’un homme. Nathalie les connaissait déjà bien, malgré son jeune âge. Elle savait faire la différence entre une meute lubrique et un animal solitaire. Et celui-là n’était qu’un garçon timide. Elle se sentait sale. Elle aurait voulu s’enfoncer dans le sable ou disparaître dans les vagues. Elle avait pleuré doucement dans son coin, enfilant sa culotte poudrée et réajustant sa robe.

 

Lui n’avait pas trouvé les mots pour la consoler. Il entendait bien un chuintement qui se confondait avec le murmure des vagues, mais ne distinguait qu’une silhouette accroupie, la tête coincée entre les genoux. Il n’avait pas songé à la prendre dans ses bras. Il ne savait pas faire ce genre de choses. On ne lui avait jamais appris. Il se sentait mal à l’aise. Ridicule. Nul. Alors il avait jeté un regard furtif à sa montre qui indiquait deux heures du matin… Et tout ce chemin à parcourir jusqu’au camping… Entrer dans la caravane sans réveiller les parents… Et puis cette envie d’uriner… Il ne pouvait plus se contenir davantage.

 

- Il faut que je rentre, lui avait-il dit maladroitement. Sinon je vais me faire engueuler… Tu comprends ?

- Oui, bien sûr…

Bien sûr qu’elle comprenait. La situation était si simple : le petit garçon avait refait surface. Voilà tout. Il avait peur, seul face à une femme.

- Tu m’en veux ? avait-il bredouillé.

 

Pas de réponse. Mais Nathalie ne pouvait pas lui en vouloir car elle était déjà ailleurs. Ses pensées cherchaient désespérément quelque chose d’agréable pour s’enrouler autour. Ses yeux étaient baignés de larmes et elle ne voulait pas avoir la parole humide et tremblante.

 

- On se revoit demain ? avait-il demandé sans conviction.

 

Toujours pas de réponse. Ce silence devenait insupportable. Pourquoi ne lui répondait-elle pas ? Elle qui savait si bien parler… Il avait attendu une petite minute, pour la forme, avant de lui lancer un timide bon, ben… Salut ! en se levant. Et s’était éloigné sous la lune pâle sans oser se retourner. En s’accusant de tous les noms. Coupable de lâcheté. Il s’était même mis à courir de toutes ses forces sur ce sable ingrat, cherchant des yeux une barque, un bout de bois ou n’importe quoi pour uriner contre quelque chose, parce qu’il avait horreur de pisser dans le vide. Mais il avait dû se contenir jusqu’au grillage protégeant les dunes. Là, il avait vidé sa vessie et ses yeux. Là, il avait pleuré toute sa honte d’avoir échoué. Mâle ignorant. Plus tout à fait puceau, pas encore vraiment un homme. C’était le dernier soir des vacances. Ils ne devaient jamais plus se revoir.

 

 {...}

 

Pendant les jours qui suivirent, l’homme s’obligea à rester dans l’appartement. Il ne sortait que pour faire quelques courses. Sa conscience ne le laissait pas en paix. Il essayait tant bien que mal de repousser des images qu’il ne pouvait pas supporter. De penser à des horizons plus bleus. Un avenir dans lequel sa solitude sentimentale serait définitivement bannie. Là-bas, une rencontre transformerait sa vie. Une femme belle, gentille, intelligente, drôle, cultivée, etc. s’occuperait de son cœur d’homme. L’amour, enfin. La possibilité de partager avec quelqu’un de très proche ses sentiments les plus intimes sur l’existence. Ses avis sur le monde. Ses humeurs d’être humain. Donner toutes les richesses que renferment ses sources les plus profondes. Rendre heureux. Et puis recevoir, bien sûr. Prendre en vrac tout ce que cette femme lui apporterait. Sans faire le difficile. Sans en réclamer davantage. Parce que de toute façon il ne pourrait pas avoir plus que tout ce qu’elle lui offrirait…

 

Et puis avoir un travail qui lui plairait. Évidemment. Et dont il serait fier. Une occupation qui lui prouverait chaque jour l’importance de son utilité publique. Parce qu’il en avait assez d’être mal à l’aise chaque fois qu’on lui demandait ce qu’il faisait dans la vie. Parce qu’il avait encore honte, dans un pays où des millions de gens se retrouvaient sans travail du jour au lendemain, pour le plus grand profit des gouvernants et de leurs amis les grands patrons, de répondre qu’il était au chômage. Parce que l’exemple de ses parents restait gravé dans sa mémoire. Ils avaient travaillé durement toute leur vie, sans compter les heures, et lui avaient enseigné à en faire autant. Pour avoir une place dans la société. Mais lui s’était toujours senti mal en société. Décalé. Alors sa place, ça ne le dérangeait pas tant que ça de la laisser aux autres. Ceux qui savaient ce qu’ils voulaient.

 

Lui n’a jamais su. C’était un homme sans intentions. Ni violent, ni méchant. Au contraire, il avait toujours fait partie de ceux qu’il nommait les gentils. Ceux qui se font toujours avoir dans la vie. Il se sentait désespérément dans la peau d’une victime incomprise. C’était lui le faible. Tu es malade, lui rabâchait sa conscience. Pourtant il avait l’air d’un homme normal, si l’on considère que la normalité soit un critère répandu de référence. Du point de vue sexuel, comme beaucoup de ses congénères, il était attiré par une partie précise du corps féminin. Certains font une fixation sur les seins, d’autres sur les jambes, d’autres encore sur la bouche, lui asseyait volontiers les fesses féminines sur le trône de sa libido. Ce goût semblait dater de son adolescence. Peut-être que sa timidité l’avait habitué à observer d’abord les femmes de dos, avant d’oser les regarder dans les yeux. En tout cas, ses appétences gravitaient le plus souvent autour de ces rondes planètes souriantes. Il n’y avait là rien de malsain, rien d’anormal, rien de sadique. Ses relations sexuelles ne se limitaient pas exclusivement à la sodomie. Il n’était pas fétichiste. Pas le moindre symptôme ne reflétait une quelconque perversion ou de l’animosité envers ses partenaires. Pas la moindre violence.

 

Alors comment en était-il arrivé là ? Il cherchait désespérément une réponse logique à cette transformation. Ainsi, une réflexion en entraînant une autre, il se retrouvait de nouveau face à son insupportable statut de célibataire raté, livré à son manque chronique de femmes, constamment privé de leur corps et de leur esprit. Il avait pourtant besoin d’affection comme n’importe quel être humain. Hélas, son existence n’était qu’un trou noir qui aspirait toutes les couleurs de la vie. Il déprimait en songeant à l’abîme du vide dans lequel il tourbillonnait depuis des années. Certes, sa conscience lui rappelait régulièrement que son indigence ne pouvait assurément pas se comparer aux souffrances physiques et morales des plus démunis de la terre, mais son affliction intellectuelle n’en était pas moins douloureuse. Et cette solitude, telle un psoriasis, lui rongeait la peau depuis trop longtemps.

 

Il essayait pourtant de penser à des choses agréables, pour se redonner du courage. Pour se convaincre qu’il n’avait pas tout raté. Et sa mémoire lui renvoyait alors quelques moments joyeux partagés avec ses rares amis. Á l’époque, on l’invitait volontiers pour faire la fête. Il était apprécié car il avait toujours des choses intéressantes à raconter, toujours le mot pour rire. Et puis il n’était pas de compagnie difficile. Mais personne ne s’apercevait que son humour cachait une dépression qui s’aggravait chaque jour un peu plus. Personne ne le voyait s’enfoncer parce durant toutes ces années il avait toujours su donner le change. Mais depuis quelques temps, il n’en avait plus la force ni l’envie. Il était écœuré de faire semblant d’être heureux pendant que les autres continuaient à vivre tant bien que mal dans leur petit bonheur de couples. Et même si parfois ils simulaient, ils avaient au moins quelqu’un pour leur donner la réplique.

 

Les amis sont toujours là quand ça va bien, pensait-il, mais on dirait qu’ils ne se rendent jamais compte quand ça va mal… ou bien peut-être qu’ils refusent de le voir. Lorsqu’on se fréquentait, ils me demandaient comment ça va, par politesse, alors je mentais en répondant ça va, pour faire court, par pudeur, pour ne pas les emmerder. Et j’imagine qu’ils faisaient pareil. Ensuite on parlait de choses et d’autres, graves et futiles, générales et personnelles, mais sans jamais oser aborder l’intime. Pourtant, c’est là que tout se trame. Alors, hein ? Pourquoi ne se parlait-on pas vraiment ? Par pudeur ? Ou bien par égoïsme ? Pourquoi ne s’inquiétaient-ils pas de me voir vivre et vieillir sans jamais une femme auprès de moi ? Pourquoi ne m’interrogeaient-ils jamais sur mes désirs, mes rêves et mes fantasmes ? Pourquoi ne me téléphonent-ils plus ? Pourquoi ne me rendent-ils jamais visite ? Oui, bien sûr, je comprends qu’on ait déjà assez de mal avec ses petits problèmes existentiels, alors s’il faut en plus se taper ceux des autres… Je suppose que la plupart des gens fonctionnent ainsi. Donner, mais pas trop. Et toutes les belles histoires d’humanisme n’existent qu’en littérature… Tout ça n’est que du cinéma… Il paraît que nous sommes entrés dans l’ère de la communication. Pourtant, il me semble bien qu’on se parle de moins en moins… J’ai besoin de parler à quelqu’un d’autre que moi, d’entendre une voix autre que la mienne, d’écouter des propos que je ne connais pas déjà. Parce que je m’enfonce de plus en plus dans une solitude inhibitrice et délétère. Mon vocabulaire s’appauvrit, je perds l’habitude de m’exprimer clairement, de discuter intelligemment avec les autres, de les écouter, de les comprendre. Je suis seul, donc je n’existe pas.

 

Effectivement, il perdait peu à peu l’habitude d’avoir des relations humaines poussées. Sa communication avec le monde se résumait à des bonjours, des mercis et des au revoir avec les commerçants du quartier. Il écoutait la radio et regardait parfois la télévision. C’était sa façon de se rapprocher le plus des autres humains. Mais il manquait le contact physique. La réciprocité. La confiance. Pourtant il n’osait plus téléphoner ni rendre visite aux rares amis qui lui restaient fidèles de loin en loin. Peur de déranger. De s’immiscer dans leur bonheur. De toute façon, il n’aimait pas la sonnerie du téléphone ou le carillon d’une porte d’entrée. Il trouvait cela d’une injonction inélégante. Il préférait le système postal. Le courrier ne dérange pas lorsqu’il glisse presque silencieusement dans la boîte aux lettres. Et puis on peut prendre le temps de le ramasser, de le lire et de répondre. Mais il n’avait même pas ce plaisir, car il ne recevait que des factures ou de la publicité. Et comme il ne faisait pas d’efforts pour aller vers les autres, les autres semblaient comprendre que ça ne valait pas la peine d’aller vers lui. C’était peut-être la raison pour laquelle ses amis ne cherchaient plus à le voir.

 

{...}

 

La canicule s’installait pour de bon en ce mois de juillet. Les journalistes commençaient déjà à distiller des chiffres impressionnants concernant les décès de personnes âgées, souvent esseulées : plus de 5000… Oui, c’était une chose possible, dans un pays moderne et soi disant civilisé… Les hommes politiques plaident la non responsabilité, ronronnaient les dévoués présentateurs des journaux télévisés à la botte du pouvoir. Pas coupable, gémissait dans un reportage le ministre concerné, tout en recoiffant sa mèche folle dès que la caméra le filmait. Et voilà… Rien de vraiment nouveau. Rien de courageux. Décidément, la solidarité de ces personnalités politiques envers leurs concitoyens ne vibre que dans leur bouche.

 

Depuis une quinzaine de jours, fidèle à sa résolution, l’homme évitait de se promener dans les rues et de s’installer dans le jardin Compans. Il passait ses journées allongé sur son lit à lire des romans policiers. Et lorsque sa transpiration devenait insupportable, il n’hésitait pas à prendre plusieurs douches par jour. Mais il ne pouvait s’empêcher d’observer par les fenêtres de l’appartement les femmes qui prenaient le soleil sur la pelouse du jardin. Et de se masturber régulièrement, afin de calmer ses désirs. Mais ces satanées pulsions sexuelles harcelaient en permanence son cerveau. Il avait besoin d’une présence féminine, d’entendre une voix de femme heureuse lui dire des choses gentilles, de serrer une jolie fille dans ses bras, de caresser les courbes de son corps, de l’embrasser avec la langue et de la pénétrer.

 

Par une fin d’après-midi, alors qu’il s’était accoudé à la fenêtre de la chambre, il repéra une jeune femme brune aux longs cheveux bouclés. Elle était assise sur un banc et feuilletait un magasine. Il l’observa durant une dizaine de minutes tandis que son imagination allait déjà à sa rencontre. La fille jetait souvent un coup d’œil à son poignet avant de lever la tête, comme si elle attendait quelqu’un qui était en retard. Ou qui ne viendra plus, songea-t-il. Et si je tentais ma chance… L’homme ne réfléchit pas davantage. Son corps s’enfuyait déjà. Il enfourna quelques préservatifs dans la poche et quitta l’appartement.  

 

Dès qu’il fut dehors, une chaleur épaisse l’enveloppa voluptueusement. Le jardin diffusait une odeur végétale suave qui titillait agréablement ses narines. Une érection s’épanouissait déjà dans son caleçon, sans aucune autre raison que le bien-être de ce début de soirée… Et le fait de savoir qu’il allait parler à une femme. Il fit le tour du grillage jusqu’à l’entrée du jardin la plus proche. Celui-ci fermait dans une demi-heure et commençait à se vider. Il s’approcha de l’esseulée tout en avisant le réverbère situé près du banc. Une idée stupide lui vint à l’esprit. Tête baissée et nez renifleur, il en fit plusieurs fois le tour. Comme la fille considéra enfin son manège, il leva la jambe. Elle rit bruyamment à la vue du spectacle. Il lui présenta ses excuses, expliquant qu’il avait ses habitudes dans ce jardin. Et aboya gentiment. Elle lâcha de nouveaux éclats d’un rire aigu. Il en conclut que c’était le moment de s’approcher d’elle pour engager la conversation :

 

- Bonsoir, jolie brune du soir, espoir… Mais vous le savez déjà, que vous êtes jolie, n’est-ce pas ? Les hommes doivent vous le dire souvent.

- Seulement les dragueurs…

- Eh bien ! Pour une fois, ce n’est pas un dragueur qui vous le dit.

- Ah bon ? Et vous faites quoi, alors, en ce moment ?

- Vous avez pu le constater, non ? J’étais juste en train de me promener, histoire de faire mes besoins. J’avais même senti des odeurs engageantes sur ce réverbère… Mais votre joli rire m’a coupé toute envie.

- Hihihi ! Vous gênez pas pour moi. De toute façon, j’allais partir.

- Oh, j’espère que ce n’est pas moi qui vous fais fuir ?

- Non. J’attendais quelqu’un, mais il viendra plus, je crois…

- Votre petit ami, je suppose ?

- Oui.

- Peut-être qu’il a simplement un peu de retard.

- Presque une heure de retard, c’est pas peu !

- Evidemment, une heure, ça fait quand même beaucoup. Il a peut-être eu un empêchement de dernière minute.

- Il m’aurait appelée sur mon portable.

- Il n’a peut-être pas pu.

- Écoutez, c’est gentil d’essayer de me consoler, mais c’est vraiment pas la peine. Il viendra pas. Et je sais bien pourquoi, alors…

- Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais vous savez… Enfin, je veux juste dire qu’il ne faut pas forcément juger les personnes sans leur laisser la chance de s’expliquer sur leurs actes.

- Il a largement eu le temps de s’expliquer ! Mais faut pas me prendre pour une conne ! C’est tout !

- Ah, oui… bien sûr… Mais vous savez, il arrive souvent que l’on se dispute pour un rien et…

- Oh, c’était pas pour rien !

- Oui, bon… Mais parfois, sur le moment, les choses prennent une importance démesurée parce que l’on est vexé, parce que notre fierté en a pris un coup, mais avec le temps et un peu de réflexion, on peut changer d’avis. C’est dommage de se quitter comme ça, sur une grosse colère, pour après le regretter toute sa vie.

- Écoutez, vous êtes bien sympathique, mais vous savez pas ce qui c’est passé. Alors laissez tomber. Et de toute façon, ça vous regarde pas.

- Pardonnez-moi, je ne voulais pas m’immiscer dans vos affaires. C’était juste pour essayer de vous aider. Les chagrins d’amour sont si pathétiques…

- Merci, mais c’est pas la peine. J’étais pas vraiment amoureuse. Alors c’est pas une perte.

- Ah, dans ce cas, bien sûr… Vous savez, moi, je n’ai jamais eu de chance avec les femmes. Il y a toujours eu des malentendus entre nous. Si bien que finalement, je suis condamné à errer comme un pauvre solitaire. Et pas un animal, pas une plante verte, pas un seul objet autour de moi susceptible de recevoir mon affection. Pourtant j’aimerais bien avoir une petite amie aussi jolie que vous pour me dire des choses gentilles quand ça ne va pas bien. Vous ne voulez pas me dire des choses gentilles ?

- Hihihi ! Et après vous dites que vous êtes pas dragueur…

- Oh ! mademoiselle…Mais je ne vous drague pas, là. Je vous demande simplement de faire preuve d’humanisme. Je recherche juste un peu de chaleur humaine, de préférence féminine. Et elle fait tellement envie, votre chaleur féminine…

- Hihihi ! Ben vous alors ! Vous perdez pas votre temps, hein ?

- C’est que je ne suis plus tout jeune.

- Vous avez quel âge ?

- Une petite quarantaine…

- Oh, c’est pas si vieux, quarante ans. Et je trouve que vous les faites pas.

- Merci, mademoiselle. Vous êtes trop aimable. Et ça me fait du bien, de parler avec vous. Puis-je vous accompagner un bout de chemin ?

- Vous ne lâchez pas le morceau facilement, vous, hein ?

- Ouah ! Ouah !

- Hihihi !

- J’aime bien votre rire. En fait, vous me plaisez beaucoup. Et si j’avais quinze ans de moins, je vous aurais invité à boire un verre. Mais je suppose que vous préférez la compagnie des garçons de votre âge. C’est normal.

- Vous draguez souvent les jeunes filles, dans les jardins publics ?

- C’est la première fois que je fais une chose pareille.

- Je vous crois pas.

- Tant pis.

- Et ça marche souvent, votre numéro de séducteur ?

- Vous savez, les femmes se trompent souvent sur ma véritable personnalité. Et finalement, elles n’ont de moi que l’idée qu’elles veulent bien s’en faire…

- C’est peut-être l’image que vous leur donnez.

- Je ne peux leur donner que ce que je suis.

- Oui, mais est-ce que c’est vraiment vous ?

- Je ne sais pas faire semblant, si c’est ce à quoi vous pensez. Je ne sais pas jouer la comédie ou mentir. Et surtout, je n’aime pas me forcer. Tant qu’il y a du sentiment, c’est parfait. Mais lorsque je n’éprouve plus de désir, forcément, ça se voit. Et c’est là que les problèmes commencent. Que les critiques fusent. On était un amour, on devient un salop. C’est comme ça que l’on passe du statut de Prince Charmant à celui de bouffon.

- Hihihi ! Il y a longtemps que les jeunes filles croient plus au prince charmant.

- Et au Père Noël ?

- Quel rapport ?

- Eh bien, j’ai passé l’âge de jouer aux princes charmants, mais je suis encore en mesure d’offrir de beaux cadeaux...

- Avec les yeux que vous me faites et la panoplie du Père Noël, vous feriez un drôle de pervers…

- Ça vous tente ? J’ai une tenue toute neuve, chez moi…

- Vous êtes sérieux ?

- Non, voyons. Je plaisante. Enfin, pour le déguisement. Mais pas pour l’invitation.

- Vous êtes du genre direct, vous.

- C’est que le temps passe si vite…

- De toute façon, j’ai pas l’habitude de coucher avec n’importe qui.

- Vous voulez dire avec le premier venu ?

- Non. Je veux dire pas avec n’importe qui.

- Et comment faites-vous pour savoir si ce qui est n’importe ?

- D’abord, je le regarde en l’écoutant parler. Au cas où ses yeux diraient le contraire de ses mots.

- Et s’il ne vous regarde pas quand il vous parle et qu’il vous parle sans rien vous dire ? Hein ? Si c’est un timide ?

- Hihihi ! J’aime bien les timides. D’habitude, ils sont gentils. Et on peut leur proposer de faire ce qu’on veut ils sont toujours d’accord.

- Ça tombe bien, je suis un timide. Alors, qu’est-ce que vous proposez ?

- Vous avez pas du tout l’air d’un timide.

- Ceux qui ont l’air costaud ne sont pas toujours les plus courageux, ceux qui ont l’air méchant ne sont pas toujours les plus dangereux, ceux qui ont l’air bien dans leur peau ne sont pas toujours les plus heureux, ceux qui ont l’air timide ne sont pas toujours les plus gentils et je peux continuer la liste…

- Non, ça va. J’ai compris.

- Je peux m’asseoir près de vous ?

- Si vous voulez.

- Hmm… J’adore votre parfum...

- C’est du jasmin.

 

Ce parfum lui rappelait quelque chose, mais il n’arrivait pas à se souvenir. Il se disait que ça finirait bien par lui revenir et laissa tomber. D’autant plus que son centre d’intérêt se déplaçait progressivement vers le chemisier blanc de la jeune femme, qui s’ouvrait en un décolleté engageant. L’homme avait du mal à retenir son regard. Ce qui ne manquait pas de la faire sourire. Mais ils poursuivaient leur conversation comme si de rien n’était. Au détour d’une phrase, ils découvrirent qu’ils étaient voisins de quartier. Elle habitait depuis peu dans les immeubles en verre situés de l’autre côté de la passerelle. Il apprit également qu’elle se prénommait Claire et qu’elle était vendeuse dans un magasin de vêtements pour femme. Au fur et à mesure que leurs mots se rencontraient, ils sympathisaient et se rapprochaient insensiblement. De curiosités en étonnements, de découvertes en similitudes, un jeu de séduction s’animait. L’homme n’eut pas de mal à en sortir vainqueur. Elle aimait rire : il fit le pitre. Comme le jardin allait bientôt fermer, il lui proposa de la raccompagner jusqu’à chez elle.

 

Ils traversèrent la passerelle en silence. Elle avait une main posée à plat contre son sac en bandoulière et l’autre légèrement enfoncée dans la poche avant de son jean noir et moulant. Arrivés devant l’entrée de l’immeuble, il se rapprocha pour l’enlacer par la taille. Il sentit alors ses seins se presser contre lui. Ça l’excita immédiatement. Elle dut s’en rendre compte, car elle entoura sa nuque de ses bras nus en offrant sa bouche. Il lui caressa d’abord le dos, puis les fesses, le temps d’un long baiser. Ce parfum au jasmin l’enivrait. Mais il ne se souvenait toujours pas. D’un air gêné, il lui demanda s’il pouvait utiliser ses toilettes pour un petit besoin pressant qu’il supportait depuis tout à l’heure. Elle ricana et l’invita à monter.

 

C’était un studio avec cuisine équipée dans un coin et une petite salle d’eau avec toilettes. Claire avait tendu une tenture de couleur rouge dans la pièce principale, séparant ainsi la chambre du séjour. Des affaires traînaient un peu partout. Il fut surpris de trouver un tel désordre chez une fille. Tu es rempli de préjugés, moralisa sa conscience. La jeune femme s’excusa, expliquant qu’elle n’avait pas eu le temps de ranger. Et lui désigna les toilettes. Ensuite elle sortit une bouteille d’eau du réfrigérateur et pris deux verres dans un placard. De son côté, il s’appliqua à uriner proprement. Alors qu’il se lavait les mains en jetant un regard furtif autour de lui, il avisa une culotte en dentelle et deux soutiens-gorge suspendus à un mini étendoir. Ça l’excita davantage.

 

Claire, qui avait déjà vidé son verre, lui tendit le sien lorsqu’il entra dans la pièce. Il but lentement tout en détaillant son corps. Elle ne semblait pas du tout gênée par cette observation soutenue. Au contraire. Elle en tirait un certain plaisir. Il posa le verre, fit deux pas dans sa direction, et l’attira vers lui pour l’embrasser de nouveau. Elle lui abandonna sa langue. Ils se retrouvèrent dans la chambre assez rapidement. Lui commençait déjà à la déshabiller, mais elle se dégagea en lui demandant de patienter, puis s’enferma dans la salle de bains. Les minutes lui paraissaient démesurément longues. Il entendait couler de l’eau. Elle est peut-être désordonnée, se dit-il, mais elle est propre.

 

Leurs affaires s’éparpillaient sur le lit défait. Le cul de Claire lui sourit immédiatement tandis qu’elle faisait glisser sa culotte. Il lui demanda de se mettre à quatre pattes sur le lit afin de mieux admirer ses fesses. Elle obéit en ricanant. Et se mit à balancer de la croupe tel un pendule qui indiquerait la source même du plaisir. Cette vision l’excita terriblement. Il s’approcha d’elle, coinça son pénis gainé de latex dans le rictus fessier, puis engagea un mouvement tout en s’accrochant à ses seins.

 

- Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle en rigolant comme une sotte.

- J’élargis ton sourire, petite coquine.

Elle lâcha encore quelques éclats. Et ce rire l’excitait tout autant que son corps. Il la retourna pour l’embrasser à pleine bouche. Un long baiser salivant qu’ils durent interrompre pour reprendre leur respiration. Il essaya alors de la coucher sur le lit, mais elle se laissa glisser le long de ses jambes pour effectuer une gourmande fellation tout en lui tripotant les testicules.

- Doucement… Il y a de la vie, là-dedans…

- Hmmmm…

Claire ne pouvait pas rire pleinement, mais le cœur y était. Aussi poursuivit-elle ses sucions avec enthousiasme. Elle fait ça bien, se dit-il. C’est parce qu’elle aime ça… Mais au bout d’un moment, il l’arrêta car l’éjaculation s’annonçait.

- Tu suces super bien, tu sais…

- Je sais, dit-elle fièrement.

- Bon, à moi de te faire plaisir, maintenant.

 

Elle s’allongea sur le lit, ses yeux convoitant l’érection de son invité. Il lui prodigua d’abord baisers et caresses, puis un cunnilingus raffiné, pour enfin la pénétrer lentement. Claire semblait satisfaite et le laissait entendre. Il essayait de faire durer la chose le plus longtemps possible, l’alternant avec de courtes pauses qu’il occupait en couvrant Claire de baisers et de caresses, son sexe coincé tout au fond du vagin, mais elle secouait tellement ses hanches qu’il ne put se retenir davantage. Il éjacula avant qu’elle ne jouisse. Dépité, il continua malgré tout à donner de rapides coups de reins, de plus en plus forts, de plus en plus désespérés, mais l’érection allait se ramollissant et son sexe fut éjecté hors du confortable orifice. Claire eut un petit soupir de déception. Il immergea alors sa langue dans l’intimité clapotante de la jeune femme, léchant avidement son clitoris et tout ce qui se trouvait aux alentours, usant même de son nez, tout en enfonçant un puis deux doigts dans l’anus de sa partenaire, qui finit pas être emportée par un puissant orgasme. Ensuite il se retira et s’essuya le visage avec un mouchoir en papier, qui servit ensuite à envelopper le préservatif avant de le fourrer dans la poche de son pantalon.

 

Allongés sur le dos, les yeux fixés au plafond, ils échangeaient quelques banalités sur le dérèglement climatique et la chaleur anormale de ce mois de juillet, sur le travail éreintant et les vacances bien méritées, sur l’apport culturel que procurent les voyages à l’étranger, sur le comportement des hommes intéressés avec les femmes naïves, et puis d’autres choses encore jusqu’à ce qu’ils ne trouvent plus rien à se dire. Et le silence s’installa. Lui regardait une lézarde qui évoquait le galbe d’un sein ou la courbe d’une fesse. Claire suivait de ses yeux amusés le vol effréné d’une petite mouche qui tournait en rond sous le lustre. Puis se leva pour aller aux toilettes. Il accompagna du regard le déhanchement. Quelle merveilleuse mécanique, se dit-il. Ce joli petit cul tout rond m’inspire et je n’ai pas l’intention d’en rester là…

 

Claire ressortit de la salle de bains, toujours aussi nue, et lui demanda s’il voulait du chocolat. Il répondit qu’il préférait croquer autre chose et lui fit un clin d’œil. Elle ricana, lâcha un toi alors ! en passant devant lui, puis disparut derrière la tenture. Un instant plus tard, elle revint s’installer sur le lit, munie d’un rectangle de chocolat noir et d’un verre de lait qu’elle posa sur la table de chevet.

 

- C’est l’heure du goûter ? ironisa-t-il.

- Hihihi ! Moi, ça me donne faim de faire l’amour. Et j’aime bien sucer du chocolat et boire du lait frais.

 

La coquine s’amusait à sucer de façon suggestive le rectangle de cacao, émettant des soupirs de plaisir tout en fixant malicieusement le quadragénaire. Il ne pouvait s’empêcher de reluquer ce corps jeune et musclé, fier de l’avoir possédé, mais déçu par la brièveté de ce plaisir intense. Elle termina son chocolat et, la bouche encore cacaotée, embrassa fougueusement son partenaire. Ce parfum au jasmin s’engouffrait de nouveau dans ses narines et produisait une agréable torture mémorielle. Il essaya d’attirer Claire tout contre lui, mais elle se dégagea en ricanant et se tourna pour prendre le verre de lait. Elle le vida d’un long trait, puis se pencha en avant pour le reposer. Il fut de nouveau excité par ce cul souriant qui semblait l’inviter à le prendre. Son pénis se tendit. Claire se retourna brusquement, comme si elle se doutait de quelque chose. Elle reluqua la tumescence en pouffant.

 

- On dirait que je te fais de l’effet, dit-elle fièrement, tout en se redressant pour faire saillir ses seins. Un sourire s’installa sur ses lèvres, qu’elle humidifia d’une langue agile.

 

L’homme enfila un autre préservatif pour toute réplique. L’attirant vers lui, il l’embrassa à pleine bouche tandis que ses mains s’affolaient sur cette peau juvénile, tâtant tout ce qu’elles pouvaient toucher. Claire saisit l’érection d’une main ferme pour effectuer une lente masturbation. Lui se contenta d’un index aventurier qui partit à la recherche du totem sacré. Au bout d’un moment, il lui demanda de se mettre à quatre pattes. Comme elle semblait hésiter, il déclara qu’il avait très envie de revoir son joli petit cul. Elle ricana en s’exécutant. Il lécha un moment le sourire fessier, n’économisant pas sa salive. Puis, surexcité par ce cul dodelinant devant son nez, il le pénétra brusquement. Claire poussa un cri court et puissant en s’affalant à plat ventre sur le lit.

 

- Tu me fais mal…

- Attends, petite. Je connais le secret du Grand Alchimiste de Sodome. Celui qui, en ces temps oubliés, savait transformer la douleur en plaisir…

- Qu’est-ce que tu racontes ?

- Rien… C’est de l’antique poésie érotique.

 

Elle s’agrippait aux draps en gémissant comme un chiot égaré par sa mère. Il bougeait lentement en elle. De doux mouvements ondulatoires. D’une main il lui caressait les seins, de l’autre il cajolait le clitoris.

 

- Humm… Mais tu vas me tuer, murmura-t-elle en souriant.

- J’en ai bien l’intention, ma petite esclave.

 

Cette fois, ils jouirent presque en même temps. Mais elle seule semblait satisfaite. Les quelques secondes d’orgasme passées, l’homme se sentit vide, triste et seul. C’était dans ces moments-là qu’il avait besoin d’éprouver de l’amour pour ses partenaires, pour aller plus loin dans l’intimité, mais jusqu’à présent ça ne lui était jamais arrivé. Il restait tout au fond de Claire le plus longtemps possible, épousant son dos, tenant ses seins à pleines mains. Un sentiment d’impuissance l’envahissait tandis que son sexe se ramollissait en elle. Des symptômes qu’il commençait à connaître se faisaient sentir. Il avisait son pantalon coincé sous ses genoux. Sa conscience lui conseilla de s’habiller, de partir, vite, avant que… Le cul ingrat cracha son pénis, dans un petit bruit ridicule, comme on le ferait d’un vulgaire noyau d’olive. Claire ricana. Il eut un bref sentiment de dégoût à la suite de ce rejet. Un court-circuit enflamma son cerveau. Ses pensées embrasées tourbillonnaient à la recherche de raison froide. Le préservatif pendait lamentablement au bout de son pénis flétri. Il retira avec soin le morceau de latex souillé, fit un nœud puis l’enveloppa dans un autre mouchoir en papier qui rejoint aussitôt le premier dans la poche de son jean. Ces fesses, là, devant lui, offertes dans leur nudité, lui plaisaient tant qu’il aurait pu les manger s’il avait été cannibale. Vas-y, mords-les, dit la voix intérieure. Il se contenta de les tripoter avec gourmandise tandis que Claire essayait de se retourner.

 

- Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Lâche-moi, il faut que je me lève…

Il colla son ventre sur les reins de la jeune femme pour l’empêcher de se relever. Elle soulevait son postérieur par saccades, cherchant un point d’appui sur ses coudes.

- Hé ! T’es sourd ou quoi ? Laisse-moi me lever, il faut que j’aille aux toilettes !

 

Il ferma ses paupières, pare-feux naturels pour ses orbites brûlantes, mais ses tempes vibraient comme des anches usées et la musique en était insupportable. Son cœur s’accélérait. Tous les pores de son corps secrétaient de la transpiration alors que sa bouche s’asséchait. Quel étrange phénomène, songea-t-il. Claire réussit à se mettre à quatre pattes et se tordait le cou pour le regarder, mais il la tenait fermement par les hanches.

 

- Lâche-moi ! Qu’est-ce que tu fous ?

- Attends…

- Tu veux que j’attende quoi ? Que je me pisse dessus ?

 

Il enserra d’un bras ferme la taille de Claire et fouilla son pantalon de l’autre main pour en sortir le couteau à cran d’arrêt. Elle ne s’aperçut de rien et continuait à bougonner, donnant des petits coups de reins vers l’arrière, cherchant une échappatoire. Il considéra un instant cette main assassine qui ne lui appartenait déjà plus. Reluqua ce cul qui soudain n’évoquait plus à ses yeux qu’un rictus moqueur. Un affront déstabilisateur. Claire commençait à s’énerver et gesticulait vainement. Fait-là taire, ordonna la voix intérieure. Et l’érection de la lame prit la place de son organe qui n’était plus qu’une piètre réminiscence d’une tumescence servile.

 

L’homme se releva sans quitter des yeux ce corps qui se vidait lentement de son sang. Pour la première fois depuis qu’il assassinait d’innocentes victimes, il osait regarder longuement l’horreur en face. Une observation soutenue, mais non voyeuse. Ce n’était pas un regard de satisfaction ou de fascination. Non. Plutôt une façon de considérer le résultat de cet acte qui venait de lui échapper sans qu’il en prenne vraiment conscience. Une sorte de retour à la lucidité. Mais qu’est-ce que tu viens encore de faire ? moralisa sa conscience. Je t’avais pourtant prévenu. Oui, répondit-il. Cette fois-ci, j’ai bien senti que l’autre remontait des profondeurs de mon abîme…

 

La jeune femme agonisait tandis que son sang maculait ses draps blancs. Lui se douchait soigneusement pour se laver de son dégoût. Avant de s’habiller, il rinça la lame du cran d’arrêt et l’essuya avec la serviette qu’il avait utilisée pour se sécher. Il allait quitter le studio lorsqu’il avisa un joli foulard en soie bleue qui traînait parterre. Il le ramassa en un geste machinal, mais ne le reposa pas immédiatement sur le bras du fauteuil comme il en avait eu l’intention. Il le porta à ses narines et le huma. Ça sentait bon le jasmin… Il devait se souvenir… Ce fut l’unique raison pour laquelle il le fourra dans la poche de son blouson. Puis il claqua la porte.

 

Á la radio, à la télévision, dans certains journaux, la plupart des journalistes commençaient à le qualifier de tueur en série. Beaucoup de ces professionnels, emportés par le tourbillon médiatique, aiment l’étiquetage et la simplicité, ce qui leur permet de dire n’importe quoi avant les autres. Puisque l’essentiel, pour eux, ne réside plus dans la vérité, mais dans la capacité à être le premier sur le coup et à donner le maximum de détails croustillants ou morbides. Finalement, un grand nombre d’entre eux, incompétents ou pressés, finissent par dire exactement la même chose que leurs collègues sans chercher à vérifier ce qu’ils racontent. Et tant pis s’ils font du sensationnalisme plutôt que de l’information. Leur conscience professionnelle se globalise au rythme de l’économie. Il s’agit pour eux de réaliser du chiffre. Donc de trouver la bonne accroche pour toucher un maximum de public : plaire en offrant aux gens ce qu’ils attendent. Certainement un formatage pratiqué dans les écoles de journalisme… L’homme en était conscient, mais ce terme de tueur en série, uniformément et inlassablement repris par la presse, avait fini par l’effrayer. D’autant que les articles et les communiqués insistaient avec moult détails sur sa façon de commettre des actes de sauvagerie, toujours de la même manière, comme un rite. Moi qui ne crois plus en rien ! rageait-il. Et puis d’abord, combien faut-il avoir tué de personnes pour devenir un tueur en série ? Hein ? Combien ?

 

Un jour qu’il visitait la nouvelle médiathèque de sa ville, il avait eu l’idée de chercher sur Internet quelques informations sur le sujet. Après avoir surfé de site en site, qui traitaient un peu de tout et de n’importe quoi avec plus ou moins de sérieux, il était tombé sur des passages d’un rapport établi par le F.B.I. concernant le profil type du serial killer. Cette lecture l’avait soulagé. Il ne correspondait pas à la description psychologique énoncée par les spécialistes : il n’avait jamais rêvé de tuer dès l’âge de sept ou huit ans. Il n’emportait pas de trophées corporels de ses victimes afin de calmer ses pulsions entre deux crimes. Il n’avait jamais subi, durant son enfance, d’abus sexuels ou autres violences physiques ou même psychologiques. Etc.

 

Pourtant, des psychiatres télégéniques avançaient des théories dans les journaux télévisés et parlaient de lui avec assurance, comme des intimes de son cerveau. Qui connaît le cerveau ? tonnait-il. Des inconnus péroraient dans son dos, à sa face, en expliquant comment il refoulait le monstre qui l’habitait et que, par conséquent, il était très difficile de repérer ce genre de psychopathe. Certains insistaient sur sa lucidité, sur son intelligence, des qualités qui allaient compliquer la tâche des enquêteurs dans la mesure où sa marge d’erreur serait minime. D’autres déclaraient qu’il assassinait froidement ses victimes et n’en conservait aucun remords. Lucide et intelligent, je veux bien, approuvait-il. Mais froid ?! Alors que j’ai la sensibilité à fleur de peau ? C’est n’importe quoi ! Et pas un seul remord ?! Alors que mon sommeil est perturbé par d’horribles cauchemars tellement je culpabilise ? C’est vraiment n’importe quoi ! Il était indigné par ce tapage médiatique, par tous ces discours scientifiques et journaleux qui l’écœuraient et l’angoissaient en même temps. Ne voyaient-ils donc pas qu’il était la première victime de toutes ces horreurs ? Il en voulait à la terre entière.

 

Mais que pouvait-il faire ? Il n’allait quand même pas réclamer un droit de réponse concernant son état mental afin de rectifier les déclarations des médias… Pourtant, l’idée d’envoyer une lettre d’explication à la presse ne lui paraissait pas si stupide que ça. Une lettre anonyme, bien sûr, car il n’avait pas assez de courage pour se livrer à la police et à la vindicte populaire. Il donnerait juste quelques indices en introduction, afin de prouver que la lettre ne provient pas d’un déséquilibré ou bien d’un plaisantin. Ensuite il entrerait dans le vif du sujet : c’est vrai que les femmes l’ont toujours déçu jusqu’à présent, mais il ne leur en veut pas car il les aime trop. Et comme il est un optimiste désespéré, chaque rencontre représente pour lui une nouvelle chance de recommencer des relations normales avec une femme. Alors il occulte l’innommable, parfois ne sachant plus très bien s’il s’agit d’un cauchemar ou bien s’il fait désormais partie d’un passé lointain, croyant sincèrement et naïvement que ses pulsions meurtrières ont définitivement disparues et que désormais les choses vont bien se dérouler. Mais il arrive toujours un moment où ses actes sont emportés dans le tourbillon de ses pensées chaotiques. Il voit soudain la main du monstre qui l’habite tenant un couteau qu’il reconnaît, puisqu’il se souvient l’avoir ramassé un soir de déprime, mais sa prise de conscience s’arrête là. Tout ce qui se passe au-delà du poignet ne le concerne plus, ne l’engage pas. Ce n’est pas lui le coupable. C’est l’autre. Celui qui lui dit des choses. Et il n’est là que quelques secondes. Fatales. Un étrange déclic se déclenche dans sa tête en même temps que jaillit la lame du couteau. Simplement parce qu’un cul, au premier abord sympathique, finit par lui sourire hypocritement. Et jusqu’à présent, les femmes n’ont jamais attendu bien longtemps pour lui tourner le dos…

 

Voilà ce que lui dictait sa conscience. Mais il craignait que ses propos soient détournés de leur fonction exutoire, que ses aveux soient souillés par des commentaires n’ayant rien à voir avec de l’information, que ses révélations passent pour de la provocation, alors il ne se résolvait pas à écrire cette lettre. Il aurait bien le temps d’expliquer cela quant on lui demandera des comptes. Parce que la police finira bien par le prendre. Et la justice par le condamner. Parce que, quoi qu’il dise, il était coupable et devait payer pour ses crimes. Est-ce que tout ça serait arrivé si je n’avais pas ramassé le couteau et si je n’avais pas emménagé dans cet appartement ? se demandait-il parfois.

 

Il avait trouvé ce couteau dans les toilettes des Limbes. Á l’époque, il fréquentait régulièrement ce club dans l’espoir de rencontrer une femme. Il lui arrivait d’en trouver une pour la nuit, mais le plus souvent, il se contentait de soûler sa solitude. Ce soir-là il s’était assis au comptoir, comme d’habitude, pour commander plus facilement. Ce club exigu faisait le plein toutes les nuits. Impossible de se déplacer sans se frotter à quelqu’un. Les hommes ne se gênaient pas pour frôler, toucher ou palper les femmes qui se retrouvaient coincées dans la masse humaine comme dans un autobus à l’heure de pointe. Avec l’ambiance en plus. Le club était réputé pour sa bonne musique et ses chaudes nuits de fête. Il arrivait parfois qu’une ou deux filles fières de leur corps, désinhibées par l’alcool et encouragées par les serveurs, s’adonnent à une séance de strip-tease sur le comptoir. Elles se déshabillaient lascivement sous les sifflets et les applaudissements des hommes excités comme des bêtes, pour ne conserver que leur culotte. Peut-être le dernier voile de dignité…

 

Ce soir-là, aucune fille sur le comptoir. Mais l’ambiance générale commençait à surchauffer. Ça se pressait et ça se frottait sur la piste de danse. Une jolie blonde peroxydée, âgée d’une quarantaine d’années, était assise tout près de lui. Elle l’observait de temps à autre durant de longues secondes. Parfois même elle l’effleurait du coude. Un homme plus âgé tentait en vain de converser avec la dame. Il lui soufflait son haleine alcoolisée au visage tout en lui touchant les fesses. Peut-être son mari. Ou bien son amant. En tout cas, elle semblait s’ennuyer ferme. Et fumait cigarette sur cigarette. Totalement indifférente à ce que lui racontait le vieux beau. Elle ne prenait même pas la peine de faire semblant de l’écouter. L’homme ne paraissait pas se rendre compte à quel point elle était loin de lui. Il parlait sans arrêt, rigolait tout seul, lui collait des bises dans le cou et lui caressait les cuisses. Elle, regardait ailleurs. Le visage fermé. Il avait envie de la prendre par la main et de l’entraîner loin de cette ambiance joyeuse. Loin de cet alcoolique aux mains baladeuses. Et de lui faire l’amour doucement en lui disant des choses gentilles.

 

Á un moment, alors que la femme demandait à une serveuse où se trouvaient les toilettes, il avait eu le sentiment qu’elle parlait assez fort pour qu’il entende la question. Ensuite elle s’était levée, lui effleurant la cuisse au passage en le regardant droit dans les yeux. Mais la masse humaine l’avait aussitôt happée. Persuadé que ce comportement était une invitation, il l’avait suivi. Mais il était resté planté devant les toilettes pour femme sans oser y pénétrer. Il avait attendu là. De longues minutes. Des femmes entraient et sortaient. Mais celle qui l’intéressait ne se montrait pas. Et puis le flux s’était calmé. Et la blonde peroxydée n’apparaissait toujours pas. Alors il s’était enfin décidé à passer la porte. Il n’y avait personne à l’intérieur. Un grand miroir rectangulaire, fixé au-dessus des lavabos, lui renvoyait son air triste et livide. Il s’était agenouillé pour jeter un œil sous les portes fermées donnant sur des box individuels, mais ils semblaient tous vides. Et silencieux. Cette disparition demeurait incompréhensible. Il était pourtant persuadé de ne pas l’avoir vue ressortir.

 

Dépité, il était retourné au comptoir. Le vieux beau avait disparu. Pas de trace de la blonde peroxydée. Il avait bu quelques verres, histoire de ne pas rentrer immédiatement chez lui. On ne savait jamais. Peut-être que ce soir-là… Mais les heures s’écoulaient et aucune autre femme ne le remarquait. Et puis soudain il s’était retrouvé trop soûl pour aborder qui que ce soit. Et l’envie d’uriner l’avait poussé jusqu’aux toilettes.

 

Là, l’épaule appuyée contre la cloison du box, il essayait de parler à une femme imaginaire en regardant droit devant lui. Cherchant une belle phrase qui retiendrait l’attention. Quelque chose de drôle et d’élégant à la fois. Mais uriner partout sauf au fond de la cuvette était tout ce qu’il arrivait à faire. Car ses mots s’accrochaient honteusement à la luette et refusaient de sortir. Car ses lettres trébuchaient pathétiquement sur la langue pour dévaler en tous sens. En regardant les flaques de miction qui humidifiaient le carrelage, il avait aperçu un couteau qui traînait sur le sol. Il n’aimait pas les armes en général, mais ce couteau lui avait plu immédiatement à cause de son joli manche en nacre. Alors il se l’était approprié en tant que bel objet. Innocemment et sans vraiment penser à quoi il pourrait bien lui servir.

 

Une fois chez lui, couché dans son lit, il avait joué un instant avec le mécanisme du couteau, faisant jaillir la lame en inox à plusieurs reprises, puis l’avait posé sur la table de chevet. Le lendemain, tout en s’habillant, il avait instinctivement glissé le couteau dans la poche de son pantalon. Et depuis ce jour-là, il reproduisait machinalement ce geste sans chercher à comprendre pourquoi. Jusqu’à présent, il n’avait jamais eu besoin d’un couteau.

 

{...}

 

Fatigué mais satisfait de sa balade, il eut envie de profiter des derniers rayons de soleil sur la pelouse soigneusement entretenue du jardin. Il y avait encore pas mal de gens assis sur les bancs ou bien allongés sur l’herbe. Il choisit de s’installer au bord du bassin. Á quelques mètres de lui, un groupe de jeunes filles offraient des bouts de peau au soleil. Il les épiait avec convoitise lorsqu’un senior au visage rougeaud et au crâne dégarni, habillé proprement mais sans goût, vint s’asseoir dans son champ d’émotion. Juste entre lui et les adolescentes. Le con ! se dit-il en le fusillant du regard. Le nouveau venu avait repéré une des filles en minijupe. Après s’être déchaussé, il la reluquait sans aucune discrétion. La nymphette mit quelques minutes à s’en rendre compte. Elle corrigea immédiatement sa position tout en lui jetant un regard rempli de dégoût. Le mateur n’insista pas davantage. Il ramassa ses chaussures et repartit vers d’autres points d’observation.

 

L’homme suivit des yeux les agissements du senior et ne tarda pas à comprendre qu’il s’agissait d’un voyeur en action. Celui-ci se dirigea vers une adolescente accoudée au-dessus d’un livre. Á mesure qu’elle tournait les pages, l’innocente négligeait sa tenue. Le mateur s’assit de nouveau sur la pelouse, à deux ou trois mètres derrière elle. La petite asiatique aux pieds nus était vêtue d’une robe courte et légère. Sa culotte semblait découpée dans un bout de ciel sans nuages. Cette pureté, cette virginité peut-être, cette innocence livrée sans façon au regard impudique d’un mâle plus âgé le révolta. Mais d’où sort-il, ce vieux laid ? grommela-t-il. Comment ose-t-il poser ses yeux sales sur le corps d’une pure jeune fille ? Qui est peut-être encore vierge… Comment se permet-il de fouiller son intimité pour en exploiter les richesses ? Cette espèce de colonialiste est en train de souiller par sa mémoire chargée de crimes une terre encore libre et fière... Mais il ne va pas s’en tirer comme ça ! Ah non ! Attends un peu, mon salaud… Je vais te les faire vibrer, moi, tes castagnettes…

 

Quelques secondes lui suffirent pour se rendre sur les lieux du blasphème. Le senior s’était accoudé en arrière et se rinçait tranquillement les yeux. L’homme prit son élan et sauta à pieds joints sur le bas-ventre du voyeur, lui écrasant les testicules de tout son poids. Le mateur poussa un cri… De douleur ? Puis émit une sorte de gémissement… De plaisir ? La jeune fille sursauta, tourna la tête dans leur direction et les regarda d’un air apeuré, sans trop comprendre ce qui se passait.

 

- Tout va bien, rassura l’homme. Ne vous inquiétez pas.

- Qu’est-ce qui c’est passé ? demanda-t-elle.

- Oh, rien de grave. J’avais juste un petit compte à régler avec ce monsieur.

 

Elle sembla réfléchir un instant, fronçant ses fins sourcils. Finalement elle décida de se chausser, puis se leva en leur souriant poliment, et s’éloigna à petits pas pour aller s’installer de l’autre côté du plan d’eau. Autour d’eux, la plupart des gens ne s’étaient aperçus de rien. Le senior se tenait sur le flanc, plié en deux. Il se massait douloureusement les organes génitaux en émettant des petits gémissements ridicules. Son visage était passé du rouge au mauve. L’homme l’interpella d’un petit coup de pied au cul avant de lui expliquer les raisons de son intervention intempestive. L’autre ne bronchait pas. Et comme il demeurait muet, tel un garnement en train de se faire gronder, il eut droit à un peu de morale. Mais le sermon fut interrompu par un couple qui s’approcha rapidement des deux hommes. Et tandis que le jeune gars au physique de sportif attrapait le pervers par les épaules pour l’aider à se relever, la femme présenta sa carte professionnelle au justicier.

 

- Bonjour, monsieur.

- Bonjour, répondit-il, en essayant de prendre une voix neutre.

 

Il lui semblait qu’elle fouillait son regard de ses yeux métalliques. Le rythme cardiaque de l’homme s’accéléra. Ça y est…, pensa-t-il vaguement, car ses idées restaient confuses. Une bouffée de chaleur enveloppa son visage. La présence de la police dans ce jardin lui paressait suspecte. La peur faisait flageoler ses jambes, mais en même temps son sexe était considérablement ému par cette femme si désirable qui dégageait un parfum de vanille. Il contrôla sa respiration en essayant de conserver un air naturel.

 

- Je suis l’inspectrice Emoix. Et voici mon collègue, l’enquêteur Ledoux.

 

L’homme salua le jeune policier, qui lui répondit d’un sourire au coin des lèvres, tout en tenant le voyeur par un bras. L’inspectrice reprit la parole :

 

- Nous avions repéré le cirque de ce triste clown depuis un moment. Nous voulions intervenir, mais vous avez été le plus rapide.

- Et plus efficace quant à la punition.

- Ce n’est pas à vous d’en juger. Ni à moi, d’ailleurs. Bien ! Nous allons le conduire au commissariat pour une petite vérification d’identité. Il fait peut-être partie de notre collection privée de pervers en tous genres.

- Si vous avez besoin de mon témoignage… Enfin, je veux dire, si cela s’avérait nécessaire, je peux venir avec vous… Je ne manque jamais d’accomplir mon devoir de citoyen.

- Nous avons remarqué cela, dit-elle en souriant.

L’enquêteur Ledoux lâcha un moment le voyeur pour murmurer quelque chose à l’oreille de sa supérieure. Elle acquiesça et s’adressa au justicier :

-Vous avez vos papiers d’identité sur vous ?

- Oui, répondit-il en esquissant un geste vers la poche arrière droite de son jean.

- Vous me les montrerez au commissariat.

- Très bien.

 

Il ne comprenait pas ce qui lui était passé par la tête. Comment avait-il pu proposer à ces policiers de les suivre, alors qu’il aurait dû les fuir le plus vite et le plus loin possible ? Était-ce une façon inconsciente de se rendre ? De se mettre en danger, pour en finir une fois pour toute avec le monstre qu’il abritait ? Ou bien était-il sous le charme de cette femme, dont les lèvres sans colorant distillaient une voix grave au timbre rocailleux ? Se sentait-il attiré par les longs cheveux blonds et raides attachés en une sage queue de cheval ? Par ces yeux azurés et froids qui s’étaient progressivement réchauffés au contact des siens ? Oui, cette femme lui plaisait énormément. Et peu lui importait qu’elle fût policière. Il n’avait pas envie de perdre sa trace.

 

L’inspectrice ouvrait la marche de ses petits pieds chaussés de baskets blanches, une main enfoncée dans la poche de son jean blanc et moulant, l’autre tenant son téléphone portable collé à l’oreille tandis qu’elle conversait avec un correspondant. Les trois hommes lui emboîtaient le pas en suivant des yeux le balancement de ses hanches.

 

- Qu’est-ce que tu regardes, toi, hein ? murmura l’enquêteur Ledoux au voyeur, qui baissa aussitôt le regard sans faire de commentaires.

 

Le troisième homme avait également entendu et se rapprocha du jeune policier pour lui parler à voix basse.

 

- Il faut avouer, avec tout le respect que je dois à cette dame, que son fessier est des plus nobles. Et si vous me permettez un avis, je le trouve rond et rebondi comme la pomme d’Eve attendant d’être croquée. Mais je ne suis qu’un pauvre pécheur…

- Oui, répondit à voix basse le flic, tout sourire. Je pense la même chose que vous tous les matins lorsque je la vois se diriger vers la machine à café. Et je ne suis pas le seul policier à nourrir ce sentiment. Je puis vous assurer que du commissaire au planton de service, tous les matins, tous les soirs et toutes les fois que l’inspectrice Emoix nous soumet son derrière, un jugement unanime s’élève dans nos murs.

- Eh bien vous ne risquez pas de crever de faim, dans la police...

 

Leurs yeux riaient à la place de leur voix afin de ne pas alerter l’inspectrice Emoix, toujours occupée au téléphone. Ce jeune flic me paraît bien sympathique, songea-t-il. S’il m’interrogeait, je n’aurais aucun mal à tout lui raconter… Mais je préférerais tout avouer à la belle inspectrice, si désirable sous le masque de son autorité… Elle doit avoir une trentaine d’années… C’est un bel âge, pour une femme. En reluquant son cul moulé dans le pantalon, il l’imagina nu et songea à la qualité du sourire fessier. Oui, si ce joli petit cul lui avait souri à cet instant, il aurait été capable de lui révéler sa culpabilité.

 

Le groupe traversa le canal latéral en empruntant la passerelle et atteignit rapidement l’hôtel de police situé boulevard de l’Embouchure. L’enquêteur Ledoux disparut dans les couloirs en compagnie du voyeur. L’inspectrice Emoix lui demanda de la suivre dans un bureau. L’homme remarqua immédiatement une dizaine de portraits robots fixés au mur, dont un vaguement ressemblant. Ces mines patibulaires le rappelaient tyranniquement à sa triste condition d’assassin. La policière l’invita à s’asseoir. Il lui présenta spontanément sa carte d’identité. Elle consulta l’ordinateur posé sur le bureau, utilisant le clavier avec dextérité et jouant rapidement avec la souris. Quelques secondes plus tard, elle lui offrit un beau sourire en le fixant intensément de ses yeux azurés. Il en fut tout ému.

 

- Bon, eh bien vous n’êtes pas sur notre fichier.

- Vous en doutiez ?

- Nous consultons ce fichier assez régulièrement, vous savez. Ce n’est qu’une simple formalité. Et puis je vous rappelle que c’est vous qui avez demandé à nous suivre.

- Exact.

- Vous pouvez reprendre votre carte.

- Merci.

- Quelle est votre profession ?

- Je suis au chômage.

- Vous fréquentez souvent le jardin Compans ?

- Oui. J’habite juste à côté.

- Ce n’est pas ce qui est indiqué sur votre carte d’identité.

- J’ai déménagé récemment.

- Depuis quand ?

- Depuis le début de l’année.

 

L’inspectrice eut un haussement de sourcils. Elle s’apprêtait à lui demander sa nouvelle adresse quand l’enquêteur Ledoux entra à ce moment dans la pièce. Elle l’interrogea d’un simple regard. Il lui fit un signe négatif de la tête et vint poser une fesse sur son bureau. Elle déversa son regard lumineux dans les prunelles sombres de son vis-à-vis, qui s’allumait de l’intérieur.

 

- Eh bien, je vous remercie de votre coopération, monsieur Broche. Vous pouvez partir.

- Et le voyeur ? Vous allez aussi le laisser partir ?

- Ça vous intéresse tant que ça ?

- Oh… C’est juste par curiosité.

- Nous n’avons rien de sérieux contre lui.

- Mater les petites culottes de mineures dans un lieu public n’est donc pas un délit ?

- Non, tant qu’il n’y a pas harcèlement.

- Et le harcèlement visuel, alors ?

La policière esquissa un sourire tandis que le jeune flic s’esclaffa.

- Il n’y a pas eu de plainte.

- Alors je ne regrette pas ce que je lui ai fait…

 

L’inspectrice Emoix et son collègue ne firent pas de commentaires. Broche, prisonnier de sa culpabilité qui l’enfermait dans un sombre malaise, mais éclaboussé par la lumière que dégageait le regard de la jeune femme, tirait tant qu’il pouvait sur un bout du temps. Hélas, celui-ci n’est pas élastique.

 

- Vous désirez rajouter autre chose ? demanda l’inspectrice.

- Non… Je regardais le portrait, là. Celui qui est juste derrière vous.

- Vous le reconnaissez ?

- Non. Mais je trouve que cette personne me ressemble. Pas vous ?

 

Elle lâcha quelques cailloux de rire en effectuant un va-et-vient du regard entre le portrait et lui, puis le fixa sérieusement.

 

- Avec beaucoup d’imagination, peut-être. Mais les traits de votre visage me semblent quand même plus réussis…

- Nous avons pourtant de bons graphistes, dans la police, ajouta l’enquêteur Ledoux en souriant de toutes ses dents.

- Ces personnes sont toutes recherchées ? s’enquit Broche.

- Oui. Ce sont tous des suspects, précisa le jeune flic.

- Et pour un policier, quelle est la différence entre un suspect et un coupable ?

- Ce sont les aveux qui font la différence, dit l’inspectrice.

- Et les preuves de culpabilité, rajouta l’enquêteur.

- Bien sûr... Eh bien, je crois que je ferais mieux de vous laisser travailler tranquille au lieu de poser des questions stupides… Au revoir.

 

Broche se leva et s’apprêtait à quitter la pièce lorsque la policière le rattrapa de la voix et l’emprisonna du regard. Il se sentait sans défense.

 

- Je suppose que vous avez entendu parler du tueur en série…

- Oui, bien sûr. Les informations ne parlent que de ça. C’est à croire qu’il ne se passe rien dans le reste du monde.

- Nous avons pu établir ces portraits grâce aux témoignages des habitués du jardin Compans. Ils prétendent avoir vu ces hommes en compagnie des victimes. D’après nos renseignements, elles fréquentaient également ce jardin.

- C’est la raison pour laquelle nous étions sur place aujourd’hui, ajouta l’enquêteur. Le problème, c’est qu’il y a trop de suspects alors que nous recherchons un seul homme.

- Eh oui…, soupira Broche. C’est la faute des journaux télévisés. Á force d’inquiéter quotidiennement les spectateurs avec des problèmes d’insécurité, les braves gens finissent par voir des coupables partout…

 

Les deux policiers échangèrent avec lui un petit sourire complice pour tout commentaire. L’enquêteur chuchota quelque chose à l’oreille de sa supérieure.

 

- Vous m’avez bien dit que vous habitez près du jardin? demanda l’inspectrice.

- Oui. Vous allez me soupçonner ?

 

Elle émit un petit rire rocailleux en cherchant le regard de son collègue.

 

- Non, pas pour le moment, répondit-elle. Mais si vous remarquez une personne dont le visage ressemblerait de près ou de loin à ces portraits, ou bien encore toute autre chose qui vous paraîtrait anormale, n’hésitez pas à nous le faire savoir. Vous accomplirez ainsi votre devoir de citoyen sans pour cela faire le justicier...

- Bien, madame…

- Mademoiselle, le reprit-elle en lui dévoilant ses dents blanches.

- Bien, mademoiselle… Mais quelque chose me turlupine…

- Je vous écoute.

- Où s’arrête le devoir de citoyen et où commence la délation ?

- Á votre conscience d’en juger, répondit l’enquêteur Ledoux.

- Car vous êtes un homme de conscience, d’après ce que nous avons pu constater tout à l’heure, ajouta l’inspectrice Emoix en le piquant de ses faisceaux céruléens.

- Oui, hélas…

- Que voulez-vous dire ? demanda la policière, tandis que son regard se faisait caressant.

- Certains philosophes prétendent que le bon usage de notre conscience est notre unique liberté. Mais je dois vous avouer qu’elle entrave ce que j’entreprends plus qu’autre chose. Je passe mon temps à me poser des questions sur la valeur de mes actes, sur le bien, le mal, et finalement je n’ose plus rien faire de peur de mal faire…

 

Ils s’esclaffèrent un court instant. L’inspectrice lui tendit une carte de visite tout en précisant sa caresse visuelle. Ébloui par tant de lumière, il avait cependant du mal à regarder ailleurs. Il était sous le charme. Et le comportement de la policière lui paraissait bien ambigu. Il se demandait si cette prospection lumineuse était l’œuvre d’un flic ou bien la réaction d’une femme séduite.

 

- Si vous avez des renseignements à nous communiquer au sujet de cette affaire, précisa-t-elle, vous pouvez appeler ce numéro.

- Très bien…

Broche jeta un coup d’œil afin de s’assurer que la carte appartenait bien à la belle, comme il l’avait subodoré. Elle se prénommait Lise.

- Ouvrez l’œil, conclut-elle.

- Pour vous, mademoiselle de la police, je les garderais tous les deux ouverts. Jour et nuit…

- Je ne vous en demande pas tant, dit-elle en lâchant un éclat de rire.

 

Les rayons azurés de l’inspectrice sondaient sans interruption les pupilles de Broche. Il se sentait mis à nu. Elle lui adressa un grand sourire étincelant qui n’encourageait pas aux adieux. Mais à moins de se dénoncer, il ne pouvait pas rester plus longtemps dans ce commissariat.

 

Il referma la porte vitrée le plus lentement possible sans quitter la policière du regard, puis s’engagea dans le couloir. Tout en glissant le bristol dans la poche arrière de son jean, Broche essayait d’ordonner ses pensées tumultueuses. Avait-il un ticket avec la belle inspectrice ? Calme-toi, mon garçon, se dit-il. Elle t’a donné sa carte de visite pour des raisons strictement professionnelles… Et si elle n’a pas arrêté de te mater pendant l’entretien, c’était seulement pour fouiller le fond de tes yeux à la recherche de vérité pure… Et son sourire n’était qu’une méthode parmi tant d’autres pour te mettre à l’aise. Une sorte d’antalgique à son travail d’exploration… Elle fait ça avec tout le monde. C’est son boulot. Cette jolie nana est un flic, ne l’oublie pas… Alors même que la voix de la lucidité venait de se taire, un pressentiment le poussait à croire que cette belle femme n’était pas restée indifférente à son charme ténébreux. Et parce qu’il en avait assez de l’ombre, parce qu’il manquait cruellement de soleil, parce qu’il avait besoin de croire en quelque chose de beau, Broche se berça d’illusions jusqu’à la sortie du commissariat.

 

Mais une fois sur le trottoir, sa bonne humeur céda la place à de l’inquiétude. Car à présent, il n’y avait plus aucun doute : le jardin Compans était placé sous surveillance policière. Son cœur s’accélérait de nouveau alors qu’il traversait la passerelle dans l’autre sens. Ses pas suivaient la cadence, le rapprochant rapidement de son immeuble. Et si l’inspectrice et son jeune collègue l’avaient abordé sciemment parce qu’il était déjà suspecté ? Non, non, impossible, trancha-t-il aussitôt en essayant d’être persuasif. Elle m’aurait posé plus de questions, plus précises, plus compromettantes… Ils ne m’auraient pas laissé filer comme ça… Mais le doute avait du mal à se dissiper. Il songeait à ce portrait robot si ressemblant, quoi qu’en ait dit l’inspectrice. Et si elle en avait profité pour entrer mes coordonnées dans leur putain de fichier ? s’inquiétait-il. Et moi qui leur propose de les suivre jusqu’au commissariat… qui m’incruste dans leur bureau… qui papote… qui sympathise presque… Mais quel con !

 

En longeant la grille du jardin, Broche ne put s’empêcher de penser qu’un flic le suivait peut-être en ce moment même. La transpiration dégoulinait sur son front, sur ses tempes. Ses épaules s’alourdissaient. Il marchait le plus vite possible sans oser se retourner. Pourtant, ce n’était pas l’envie qui lui manquait… Mais pas question de se faire remarquer en montrant que l’on se méfie. Non, plutôt rester dans le doute… Une fois dans le hall du bâtiment, il jeta quand même un bref coup d’œil au-dehors tout en refermant la porte vitrée. Pas de type louche genre flic en filature. Tout semblait normal. Le monde n’était pas troublé par ses angoisses. Broche se sentait mieux.

 

{...}

 

La Dame Ronde était une auberge de pierre et de bois, tenue par une charmante quinquagénaire qui roulait de table en table pour demander aux clients s’ils étaient satisfaits de la cuisine concoctée par son mari. Les visages épanouis ne trahissaient pas leurs réponses affirmatives. Et la salle était honorablement remplie pour un milieu de semaine. L’inspectrice Emoix et Jean Broche dégustaient leur magret de canard grillé en conversant de choses générales, essentielles et futiles, sans avoir encore abordé de thèmes personnels. Ils étaient installés dans une sorte d’alcôve aménagée au fond de la grande salle à manger. Ce qui leur procurait une certaine intimité. La propriétaire, fort prévenante, devait avoir pour habitude de réserver ce coin aux amoureux de passage qui lui tapaient dans l’œil. Ce fut l’inspectrice qui prospecta la première :

 

- Alors, ça vous arrive souvent d’écraser les testicules des voyeurs et de montrer votre sexe aux dames flics ?

- Oui. Mais je sais me diversifier. J’écrase également les couilles des curés pédophiles et je montre mon cul aux militaires pervers. Car voyez-vous, je suis anarchiste tendance obsédé sexuel.

- Je vois. La branche dure.

- Pure et dure. Je ne fais jamais de concessions.

- Mais ce n’est pas un travail, ça…

- Non. C’est un idéal.

- Je me doute bien que l’injustice nourrit certains pseudo-révolutionnaires qui ne savent pas quoi faire d’autre dans la vie. Ils se servent d’une cause pour gagner de l’argent plutôt que de la servir par idéal. Mais ce n’est pas votre cas, n’est-ce pas ? Alors, quel genre de travail recherchez-vous ?

- Aucun en particulier. Je n’ai jamais eu la moindre idée de ce que je pourrais faire. Et ce n’est pas faute de m’être posé la question. C’est bien là le drame de ma vie. Je ne sais pas ce que je veux. Je suis du genre à me laisser porter par les évènements. Non pas que je manque de volonté… mais je ne sais pas très bien m’en servir…

- Mais je suppose que vous savez ce que vous ne voulez pas ?

- Oui.

- Bon, c’est déjà un début…

- Oui, ça élimine pas mal de choses…

- Et avec les femmes ?

- Je suis plutôt méfiant. Elles m’ont souvent déçu, jusqu’à présent…

- Vous en attendiez peut-être trop.

- C’est vrai que je suis un excessif en tout…

- Il faut savoir être raisonnable.

- J’ai passé la moitié de ma vie à être raisonnable.

- Vous ne vous êtes pas amusé, quand vous étiez plus jeune ?

- Si, bien sûr. Mais j’étais souvent seul. Je n’ai jamais eu de copains d’enfance.

- Mais vous avez eu des petites copines, quand même, non ?

- Oui. Mais ça ne durait que quelques jours…

- Pourquoi ?

- Je n’étais jamais satisfait.

- Vous aviez l’insatisfaction précoce, à ce que je vois…

- J’ai toujours eu l’impression qu’il me manquait quelque chose que je n’ai jamais su définir. Et encore aujourd’hui… Excusez-moi. Je vais arrêter de me plaindre. Je suis grand, maintenant, pas vrai ?

- Avez-vous confiance en vous ?

- Parfois… mais ça ne dure pas longtemps. Je doute souvent…

- C’est normal de douter. Le contraire démontrerait une certaine suffisance.

- Oui, je sais… Mais chez moi, c’est assez systématique. Je réfléchis trop. Toujours à peser le pour et le contre. Á me demander si je prends la bonne décision. Et le temps passe… et puis finalement il est trop tard pour agir. Ce genre de comportement ne fait pas beaucoup avancer. Tout le problème est là. Car il me semble que les femmes ont besoin d’être rassurées. Généralement, elles n’aiment pas les losers…

- Qu’en savez-vous ? Les femmes ne sortent pas toutes du même moule. Et puisque nous sommes dans les généralités, permettez-moi de vous dire que les hommes ont également besoin d’être rassurés et n’aiment pas plus les perdants que les femmes.

- Oui, bon… Mais les femmes ont besoin de se sentir en sécurité…

- Les hommes également.

- Oui, bien sûr… Mais les femmes pensent à l’avenir, à faire des projets, des enfants…

- Comme les hommes.

- Pas tous les hommes.

- Pas toutes les femmes.

- D’accord. J’abandonne.

- Déjà ? Vous n’êtes pas très persévérant. Vous mettez autant d’ardeur à chercher du travail ?

- Vous savez, ça fait longtemps que je suis déconnecté de la vie active… Á force, on perd l’envie de bouger. On ne se sent plus capable de rien.

- Depuis combien de temps êtes-vous au chômage ?

- Cinq ans.

- Ah, oui, quand même…

- Ce n’est pas de ma faute.

- Je n’ai pas dit ça…

- Lorsque je rencontre une femme, et que nous faisons connaissance, j’appréhende toujours le moment où elle va me demander ce que je fais dans la vie. Je n’aime pas mentir. Je ne sais pas mentir. Alors, quand je lui dis que je suis chômeur, j’ai l’impression que ça me déprécie à ses yeux.

- C’est vrai que pour beaucoup de femmes, un chômeur, c’est pas vraiment sexy…

- Mais qu’est-ce que ça veut dire, ça !? C’est n’importe quoi !

- Chuuut…

- Comment pouvez-vous dire une ânerie pareille ?

- Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous vexer. Vous savez, j’ai entendu cette expression quelque part, et c’est vrai que…

- Eh bien vous feriez mieux de réfléchir à ce que vous entendez avant de raconter n’importe quoi. Et si vous voulez mon avis, sachez que c’est une affirmation stupide, élitiste, et même ségrégationniste.

- Je suis désolée. Parfois, on utilise malgré-nous un vocabulaire à la mode qui déforme notre pensée et…

- Écoutez. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la réussite professionnelle est la chose la plus importante dans la vie.

- Et quelle est pour vous la chose la plus importante dans la vie ?

- Vous posez toujours autant de questions, à vos premiers rendez-vous ?

- Excusez-moi si je vous mets mal à l’aise. C’est sans doute une déformation professionnelle.

- Ça prouve au moins que vous vous intéressez à moi… J’espère simplement que c’est la femme qui pose les questions. Et non la policière.

- Pourquoi ? Vous avez quelque chose à vous reprocher ?

- Oh, comme tout le monde… Vous prendrez du fromage ou un dessert ?

- Plutôt un fruit…

- Eh bien moi aussi, tiens… Mais si nous parlions plutôt de vous ?

- Que voulez-vous savoir ?

- Oh, ne vous inquiétez pas. Je ne vais pas vous demander pourquoi vous êtes entrée dans la police.

- Ça serait d’un commun…

- N’est-ce pas ? Par contre, je voudrais bien savoir pourquoi vous n’en êtes pas encore sortie.

- Vous êtes drôle.

- Oh…

- Si si. Et vous avez beaucoup de charme.

- Merci. C’est bien de vous rattraper. Et je préfère nettement quand vous me faites des compliments. Mais continuez, je vous en prie…

- Vous êtes peut-être même un tueur, malgré vous…

- Pardon ?

- Vous avez dû ravager beaucoup de cœurs sans même vous en rendre compte. C’est toujours comme ça, avec les timides. Ils passent, mais ne s’arrêtent jamais. Et ils ne se rendent compte de rien. Vous devez avoir la conscience bien chargée.

- Et bien, j’avoue. Oui… J’ai déjà refroidi quelques beaux sourires. Lorsque je croise une belle femme, et que mon regard lui reflète sa beauté, si elle m’ignore, je me sens humilié par cette non reconnaissance. C’est comme si je n’existais pas en tant qu’homme. Comme si je n’étais qu’un simple miroir sur son passage… Et si elle daigne poser un soupçon de regard sur moi, au même titre qu’elle le ferait avec un détail de son décor environnant, j’ai l’impression d’être réduit à moins que rien. Ça fait mal aussi. Alors vous savez, ces femmes-là, j’ai décidé de ne plus les regarder. Je suis sûr que ça doit en faire chier quelques unes. Elles se disent peut-être ça alors ! Tous les hommes me reluquent et ce mâle ordinaire n’a même pas cillé. Ça doit certainement refroidir leur sourire d’aise…

- Heureusement que vous êtes drôle.

- Pourquoi dites-vous ça ?

- Est-ce qu’il vous arrive parfois de penser à autre chose qu’à votre mâle nombril ? Et de réfléchir sur la condition féminine ? Si je vous disais que la plupart de ces femmes regardent toujours droit devant elles, lorsqu’elles marchent seules dans la rue, simplement pour éviter de donner l’occasion aux hommes de les aborder. Lorsqu’on est une jolie femme, on se fait draguer souvent, vous savez. Et parfois ce n’est pas du tout agréable, si vous voyez ce que je veux dire…

- Je n’avais pas songé à cette éventualité.

- Et bien ! Il n’est jamais trop tard pour bien faire, n’est-ce pas ?

- Je vous promets de réfléchir à la question.

- J’espère que vous le ferez sincèrement. Plutôt que d’attendre passivement la journée annuelle de la femme, une initiative que je trouve personnellement ridicule et qui reflète bien le traitement superficiel de la condition féminine, les hommes devraient prendre quelques minutes chaque jour pour penser à nous autrement.

- Que voulez-vous dire ?

- Je veux dire qu’un homme ne peut pas se contenter de penser simplement aux femmes lorsqu’il s’agit de leur offrir des fleurs ou leurs faire des cadeaux, de les inviter au restaurant ou bien les emmener en vacances, de bien les baiser et leur faire des enfants. Une femme n’est pas un objet précieux. Une femme n’est pas un objet. Elle est un être pensant au même titre qu’un homme. Avec les mêmes droits. Et les hommes devraient savoir se préoccuper de la condition sociale des femmes dans un monde sous domination masculine. Faire preuve d’empathie et non de charité. Ça veut dire ça, penser aux femmes autrement.

- Il y a combien de féministes, dans votre meute ?

- Ne vous inquiétez pas. Je ne suis pas de celles qui mordent par amertume. Je préfère le dialogue, c’est beaucoup plus enrichissant.

- Je suis d’accord avec vous. Mais je dois avouer que je connais assez mal les femmes… et c’est peut-être pour cette raison que j’en ai un peu peur…

- C’est parce que les hommes en ont peur qu’ils en font des victimes.

- J’ai déjà entendu ça quelque part…

- En tout cas, je peux vous assurer que vous n’avez rien à craindre de moi. Ni en tant que femme, ni en tant que policière. Du moins, tant que vous ne commettez pas d’actes répréhensibles par la loi.

 

L’inspectrice suçait consciencieusement le noyau de sa pêche tout en éclairant de ses rayons bleus les sombres prunelles de Broche. Mais s’était trop de lumière pour un presque aveugle. Aussi se concentra-t-il sur sa banane. Un sentiment de culpabilité émergeait des profondeurs de sa conscience. Comment pouvait-il jouer ainsi la comédie ? Comment pouvait-il regarder cette femme en face ? Lui, un criminel. Comment osait-il souper tranquillement en amoureux avec celle qui devrait l’arrêter ? Ses pensées se heurtaient en tous sens. Se doutait-elle de quelque chose ? Allait-il se trahir bêtement ?

 

- Il me semble que vous êtes quelqu’un de bien, Lise. Je peux vous appeler Lise ?

- Vous pouvez.

- Et vous êtes également une jolie femme. Mais je suppose qu’on doit vous le dire souvent.

- Ce qui compte, c’est la qualité. Et non la quantité. Je suis sensible à ce genre de compliments lorsqu’il s’agit d’une personne qui ne m’est pas indifférente, si vous voyez ce que je veux dire…

- Je vois très bien ce que vous voulez dire. Enfin, il me semble. Mais ne me regardez pas comme ça, s’il vous plaît. Vous allez me faire rougir…

- Pourquoi ?

- Je n’en reviens pas encore d’être là, en face de vous. Et en tête à tête.

- J’espère que vous y reviendrez lorsque vous serez dedans…

- Bon sang, Lise… Vous êtes la première femme capable de me faire bander rien qu’en me parlant et en me regardant…

 

L’inspectrice Emoix pouffa de sa voix grave et rocailleuse tandis que Broche lui montrait toutes ses dents. Le malaise était passé. Leurs regards se mélangeaient avec envie. Cette femme était si désirable. Il avait envie de musarder sous sa robe d’un bleu myosotis. De se pencher sur ce décolleté si engageant dont s’échappaient des effluves vanillées. Il songeait à ce joli petit cul souriant posé sur la chaise, comme une friandise d’après repas. Il le devinait délicatement enrobé dans une culotte fragile et parfumée. Il se demandait si Lise avait également des pensées érotiques. Si elle se souvenait de son sexe en érection pour elle et par elle. Il se demandait si elle songeait à ce qui risquait de se passer ensuite. Après le café. Debout dans un couloir ou bien allongés sur un lit. Et pourquoi pas pliés dans la voiture banalisée de la police ? lui souffla la voix intérieure. Á cette pensée, un frisson parcouru son corps.

 

- Dites-moi, Jean… Je peux vous appeler Jean ?

- Bien sûr ! Et plutôt deux fois qu’une.

- Eh bien, Jeanjean… Pourquoi fréquentez-vous si assidûment le jardin Compans ? Est-ce dans l’espoir d’y faire une rencontre ?

- Oui, évidemment. Et par la même occasion, écraser quelques couilles de vieux pervers.

- Est-ce que vous avez une vue sur le jardin, depuis chez vous ?

- Ah ! Le flic reprend le dessus sur la femme…

- Mais je…

- Le flic fait du bon travail. Il connaît tous les trucs pour délier les langues, hein ? Dommage… Je commençais à me sentir votre égal.

- C’était une question tout à fait innocente. Qui ne doit surtout pas vous installer dans un sentiment d’infériorité.

- Est-ce qu’un flic pose des questions innocentes ?

- Écoutez. Si vous le désirez, je ne parlerai plus de mon travail. Mais ne me demandez pas d’oublier que je suis policière.

- Lorsqu’on fera l’amour, tout à l’heure, dans une des chambres que je n’ai pas encore réservé, j’espère bien que vous oublierez le monde…

- Vite. Demandons l’addition. Je sens déjà venir le déluge…

 

L’inspectrice se leva pour aller aux toilettes. Broche termina la bouteille de vin. L’oral semblait s’être bien déroulé, mais il avait besoin d’un verre de courage supplémentaire afin d’affronter l’épreuve physique qui l’attendait à présent. Ensuite il se leva pour aller régler la note avant que Lise Emoix ne revienne. Et en profita pour demander une chambre à la discrète propriétaire de la Dame Ronde, qui lui sourit aussitôt en hochant la tête. Elle ne semblait pas surprise par cette initiative de dernière minute.

 

Á son retour, la policière lui reprocha gentiment d’avoir déjà réglé l’addition. Elle tenait à payer sa part puisque l’invitation était son idée. Mais Broche refusa son argent. Il avait l’air si gêné qu’elle n’insista pas. Ce n’était pas le moment de gâcher une soirée qui s’annonçait plutôt bien pour défendre quelques mineures considérations d’ordre féministe.

 

- Alors ? s’enquit-elle. Il reste des chambres ?

- Oui. Mais si vous n’avez pas envie…

- J’ai très envie…

 

Des meubles rustiques en hêtre occupaient la chambre décorée sobrement : un grand lit à l’ancienne, une commode, une armoire, une petite table ronde avec deux chaises ainsi qu’un fauteuil en vieux cuir. Une pièce aux dimensions plus réduites faisait office de salle de bains.

 

Lise Emoix posa son sac à main sur une chaise et en fouilla l’intérieur. Broche eut un moment de panique en songeant qu’elle pouvait être en train de prendre son arme. Et s’il était tombé dans un piège ? Après tout, même si l’inspectrice s’était habillée en femme, elle n’en restait pas moins un flic… Peut-être lui avait-elle joué toute cette comédie pour le faire parler et que maintenant elle allait procéder autrement… Mais il fut rapidement soulagé en constatant ce qu’elle avait dans la main : une boîte de préservatifs. Elle la jeta sur le lit.

 

- Ne vous inquiétez surtout pas. Nous ne sommes pas obligés d’utiliser tous les préservatifs ce soir, le taquina-t-elle en lâchant un rire rocailleux.

- Tout à fait d’accord avec vous. Il faut savoir prendre le temps…

- Ça ne vous choque pas, j’espère…

- Quoi donc ?

- La boîte de préservatifs dans mon sac.

- Pas du tout. Vous êtes une femme moderne, Lise. Tout simplement. Et j’aime ça.

 

L’inspectrice lui adressa un sourire en ôtant ses escarpins lapis-lazuli. Ensuite elle libéra ses longs cheveux blonds en un geste gracieux que toutes les femmes semblent avoir appris, puis fit glisser sa robe et s’allongea sur le lit, seulement vêtue de précieuses dentelles blanches. Lui se coucha près d’elle et la caressa d’abord du regard. Ensuite il la couvrit de baisers sur le visage, la nuque, sur tout le corps, tandis que ses doigts s’emmêlaient dans les cheveux fins aux senteurs exotiques, que ses mains effleuraient la peau halée. Elle prospecta également sous les vêtements de Broche, parcourant son torse imberbe, massant délicatement son ventre, pour finalement défaire sa braguette et lui prodiguer une lente masturbation. Il n’en pouvait plus de se retenir et l’embrassa à pleine bouche tout en la pelotant.

 

Au bout d’un moment, elle lui demanda de se déshabiller. Il s’exécuta lentement en un strip-tease maladroit qui la fit rire. Une fois nu, Broche se mit au garde-à-vous. L’inspectrice esquissa un sourire de satisfaction en jaugeant l’érection, et lui fit signe de s’approcher. Obéissant à l’index, il s’agenouilla sur le lit pour retirer délicatement les dessous de la lascive. Il contempla un instant ses seins généreux aux larges aréoles rosées, la blonde touffe pubienne soigneusement entretenue, puis s’allongea sur elle. Ensuite ils échangèrent bisous, baisers et caresses durant quelques minutes.

 

Alors qu’ils commençaient à être terriblement excités, Broche se redressa pour lui demander si elle avait des menottes. Elle ne parut pas vraiment surprise par cette question - peut-être était-ce là un fantasme inhérent à la profession - mais lui fit part de son avis concernant ce cliché assez répandu dans les films érotiques les plus B, les plus Z, les plus X. Broche eut un peu honte de lui tandis qu’il fouillait dans le sac de l’inspectrice. Il frémit en y découvrant le pistolet et se dépêcha de prendre les menottes.

 

- Attachez-moi les mains derrière le dos, s’il vous plaît, mademoiselle de la police.

- Et pourquoi je ferais cela ?

- Oh, si vous saviez comme je me sens coupable…

- Petit voyou, va…

- Oui… Je vais tout vous avouer…

- Et si tu m’attachais, plutôt ? Tu pourrais faire ce que tu voudrais de moi…

- J’ai toute la nuit pour ça…

 

Il l’attrapa par la taille et la fit rouler sur lui. Après quelques poutous, patins, effleurements et autres cajoleries, elle lui prodigua une habile fellation. Si bien qu’il dût l’arrêter avant de décharger dans sa bouche. Il l’embrassa goulûment afin de détourner un instant ses ardeurs. L’inspectrice se libéra de son étreinte pour recouvrir le joyeux pénis d’un préservatif et se l’enfoncer lentement tout au fond d’elle. Broche souffrait d’avoir les mains attachées parce qu’il ne pouvait pas la toucher, mais également à cause des bracelets métalliques dans le dos qui tiraient sur sa peau à chacun des mouvements de sa cavalière. Mais c’était le prix à payer pour éviter toute tentation. Aussi endura-t-il courageusement la cavalcade, lâchant parfois quelques gémissements de plaisir et de douleur confondus.

 

L’exercice terminé, l’inspectrice en sueur, qui n’en était pas moins femme, s’empressa de libérer son amant afin de recevoir les tendres caresses usuelles d’après fornication. Broche avait jouit le premier. Mais elle avait eu sa dose d’orgasme. Tous les indices le prouvaient. Il essayait de s’en persuader, mais la voix intérieure le harcelait : Et si elle avait simulée pour te faire plaisir ? Et si tu l’avais déçue ? Elle ne risque pas de te le dire, évidemment, pour ne pas te vexer… Toutes les mêmes… Mais quand est-ce qu’elles comprendront qu’il vaut mieux être franc, dans ces cas-là ? Ça aiderait à corriger le tir, plutôt que de s’enfoncer dans des malentendus…

 

Broche ignora les propos de cette voix intérieure qui le torturait toujours dans les meilleurs moments. Il attrapa son pantalon d’un geste machinal. Des mouchoirs en papier se trouvaient dans l’une des poches. Il retira le préservatif, fit un nœud au bout et l’enveloppa. Le sourire de l’inspectrice se figea tandis qu’elle le regardait faire. Un frisson désagréable parcourut son corps du bout de ses pieds jusqu’à son cerveau qui s’illumina : dans la chambres des jumelles assassinées, on avait retrouvé un préservatif usagé enveloppé dans un mouchoir en papier… Cette coïncidence troubla profondément la policière qui ne savait trop quoi en tirer comme conclusion. Surtout pas d’interprétation trop hâtive, se dit-elle. Il y a une explication évidente à ce comportement : Jean est tout simplement une personne bien éduquée… Et plutôt pudique, malgré certains de ses propos… Et je suppose que beaucoup d’hommes responsables, ayant un minimum de savoir vivre, prennent ce genre de précaution. Enfin, j’imagine… Il faudrait tout de même que je demande à Albert ce qu’il en sait…

 

Broche surprit le visage soucieux de l’inspectrice, perdue dans ses réflexions, et s’inquiéta de son air songeur. La policière le rassura en esquissant un sourire timide. Et se lova immédiatement contre lui, caressant tendrement sa poitrine, essayant de remettre à plus tard ses interrogations. Mais il sentait bien que la jeune femme était songeuse et demeurait lointaine. Comme cette main semble distraite, se dit-il. Á quoi peut-elle bien penser ? Mais il n’osait pas briser ce silence reposant. Et ce fut elle qui, au bout d’une longue minute, posa la question :

 

- Á quoi tu penses ?

- Á rien.

 

Pourquoi posent-elles toujours cette question stupide ? demanda la voix intérieure. Après l’effort qu’on vient d’accomplir, comment peuvent-elles s’imaginer qu’on pense nécessairement à quelque chose de précis ? Mais on ne pense à rien, justement. On est vidé. On est bien. On se repose. Et c’est tout. Broche ne releva pas la réflexion. Il cherchait quelque chose de gentil à dire à son inspectrice. Mais ce fut elle encore qui prit la parole :

 

- Jean, tu ne te méfies pas de moi, n’est-ce pas ?

- Non… Pourquoi ?

- Eh bien, parce que je suis policière…

- Où est le problème ?

- Il n’y a pas de problème. Tu sais, si je suis avec toi, en ce moment, c’est simplement parce que tu me plais. Et si on a fait l’amour, c’est parce que j’en avais très envie. Je ne voudrais pas que tu ailles t’imaginer des choses…

- Écoute, Lise. Même si je suis persuadé que tu es une bonne policière, je ne crois pas que tu sois capable de faire l’amour avec quelqu’un juste pour obtenir des informations, si c’est à ça que tu penses. Tu es au-dessus de ça.

 

L’inspectrice fut à la fois surprise et fort intéressée par cette remarque, aussi se garda-t-elle de l’interrompre, attendant la suite avec impatience. Broche poursuivit sans se faire prier et sans s’imaginer un seul instant que ses propos pourraient paraître ambigus.

 

- Et si tu veux le savoir, je n’ai jamais imaginé un seul instant que tu puisses me soupçonner de quoi que ce soit. Je crois que tu as toujours été sincère avec moi depuis notre rencontre, même si ça s’est passé dans ce putain de jardin qui sert de terrain de chasse à un malade.

 

Que penser de cet aveu ? se demanda la policière tandis que la femme en restait toute retournée. La naïveté de ce que venait de lui révéler son amant éloignait le moindre soupçon à son égard. Mais l’avait-elle seulement soupçonné, ne serait-ce qu’une seconde ?

 

- Tu me plais beaucoup, Lise. Et je me sens bien avec toi. C’est la première fois que ça m’arrive… Et j’ai encore envie de faire l’amour avec toi…

- Attends, lui dit-elle. Il faut que j’aille aux toilettes.

- Moi aussi…

- Vas-y…

- Non. Les dames d’abord…

 

La policière se leva d’un bond. En refermant la porte de la salle de bains, elle lui adressa un regard coquin. Un de ceux qui en promettent, lui dit la voix intérieure. Un de ceux que les femmes savent si bien utiliser pour faire croire aux hommes qu’ils sont irrésistibles et irremplaçables. Je voudrais bien savoir ce qu’elle pense vraiment de moi, se demanda Broche. Est-ce qu’elle se doute de quelque chose ? N’importe quel autre flic me placerait immédiatement sur la liste des suspects, puisque j’habite près du jardin et que j’y suis souvent… Mais ce flic est une femme qui vient de faire l’amour avec moi… Et je crois que ça s’est plutôt bien passé. Qu’est-ce que tu en sais ? insistait la voix intérieure. Broche se sentait défaillir. Il attrapa de nouveau son pantalon et fourra dans une poche le mouchoir en papier avec l’intention de se débarrasser du préservatif le plus loin possible de l’auberge.

 

- Tu peux venir ! lui cria Lise en actionnant la chasse d’eau.

- Oui, j’arrive !

 

Que faire ? L’envie d’uriner se faisait pressante. Mais il craignait pourtant d’entrer dans cette pièce. D’affronter le beau regard de cette femme qui lui faisait confiance. Comment quelqu’un d’aussi intelligent pouvait être à ce point aveugle ? Quelqu’un dont le métier reposait justement sur la méfiance… Jamais tu ne pourras savoir si elle est vraiment sincère avec toi, lui dit la voix intérieure. Broche tendit l’oreille. Apparemment, Lise avait décidé de prendre une douche. Il imagina son joli petit cul, ruisselant et sans défense, qui n’attendait plus que lui… Un début d’érection l’anima. C’est le moment de partir, conseilla sa conscience.

 

Alors qu’il enfilait prestement son jean, le couteau tomba sur la moquette. Broche se crispa. Ses prunelles apeurées roulèrent le long de la porte qui venait de se refermer sur un cul au sourire magnifique. La bouche sèche, la respiration saccadée, la vessie douloureuse, il ramassa le cran d’arrêt et en fit jaillir la lame. Le reflet de ses yeux l’effraya. Il ne les reconnaissait pas. Broche referma d’un geste brusque le couteau, le rangea dans la poche de son pantalon, finit de s’habiller et quitta la chambre sans bruit.

 

Il s’efforça de passer lentement devant la réception. Un beau quinquagénaire était en train de réserver une chambre pour la nuit tandis qu’une femme plus jeune l’attendait un peu à l’écart. Broche descendit les marches qui menaient directement dans l’allée de gravier. Un taxi s’apprêtait à partir. Certainement celui qui venait de déposer le couple. Broche le héla et s’engouffra dans la voiture. Une seule question le taraudait à présent : allait-il tenir jusqu’à l’appartement, ou bien serait-il obligé de demander au chauffeur de s’arrêter pour vider sa vessie ?

 

L’inspectrice se demandait pourquoi Broche n’entrait pas dans la salle de bains. Elle l’appela une fois, puis deux. Pas de réponse. Alors elle songea que son amant s’était assoupi. Ce sont des choses qui arrivent, se dit-elle en souriant. Elle ferma avec regret le robinet de la douche et se planta devant le miroir suspendu au-dessus du lavabo. Des gouttelettes dégoulinaient sur sa peau en la chatouillant. Lise Emoix détaillait son corps avec contentement, de face, de profil, se tournant légèrement pour observer ses fesses. Ensuite elle fit face au reflet et le questionna mentalement sur son état d’esprit. La jolie jeune femme nue ne semblait pas inquiète et lui renvoyait un regard complice soutenu par un sourire épanoui. Bon… Eh bien, puisque nous sommes d’accord, pensa-t-elle, tout va bien…

 

L’inspectrice entra dans la chambre avec l’idée de réveiller son amant à l’aide de tendres baisers. Ses beaux yeux bleus se posèrent sur le lit avec déception, puis firent rapidement le tour de la pièce. L’humeur de la policière subit plusieurs stades de transformation. D’abord elle fut tout étonnée de cette disparition inattendue. Et en chercha des raisons logiques. N’en trouvant pas d’assez conséquentes, elle fut terriblement déçue de ce départ en douce et même consternée qu’il n’eut pas pris la peine de la prévenir. Même si une urgence l’avait obligé à la quitter précipitamment, la moindre des choses eut été de lui dire au revoir. Elle n’aurait pas demandé d’explications. Elle n’en était pas encore là. Finalement, l’inspectrice se laissa envahir par une colère bien compréhensible.

 

{...}

 

En cette fin d’après-midi, alors qu’il rentrait chez lui en traversant le jardin Compans, Broche croisa deux adolescentes sur le petit pont de bois. Elles marchaient en se tenant par la main et ricanaient ostensiblement. L’une d’entre-elles lui jeta un regard indifférent. Il se sentit vieux et laid. Elles sont si belles, songea-t-il. Et si innocentes encore, malgré toutes leurs mauvaises pensées… Les yeux de Broche percutaient quantité de plots lumineux aux corps électriques. Étincelles. Parfums. Il se sentait agréablement agressé par l’érotisme de toutes ces femmes qui offraient leur corps à son regard. Elles paraissaient si disponibles… Il eut envie de s’allonger un instant sur la pelouse plutôt que de se retrouver de nouveau face à lui-même dans un appartement vide de toute présence féminine.

 

Broche s’installa au bord du bassin où nageaient canards colorés et minuscules tortues. Quelques minutes s’écoulèrent, précieuses de tranquillité. Il s’efforçait de ne penser à rien. Exercice difficile, voire impossible. Une légère brise effleurait de temps à autre sa peau chauffée par le soleil. Des odeurs de crème solaire titillaient ses narines. Il songea alors aux vagues puissantes de l’océan. Ça faisait bien longtemps qu’il n’était pas parti en vacances à la mer. Qu’il n’avait pas changé d’air. De cadre. Et puis il s’endormit, rêvant de sable chaud et de filles bronzées. Les gens autour de lui étaient heureux parce qu’en vacances : le farniente et rien d’autre à part la plage et le soleil. Le bonheur, ça existe que dans les rêves, disait une fille tout près de lui. C’est pour ça que j’aime dormir longtemps. Broche se sentait si bien qu’il allait lui répondre oui, moi aussi j’aime faire de beaux rêves. Et j’arrive même à rêver tout éveillé. Mais il entendait depuis un moment une voix lointaine qui l’appelait. Alors il se réveilla à contrecœur. Et découvrit un visage au sourire radieux. Jean Broche se redressa, les mains croisées sur les genoux.

 

- Alors, mon indic préféré ? On manque de sommeil ?

- Salut, ma Lise. Tu me fais la bise ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Tu ne la mérites pas. Pourquoi tu es parti comme un voleur ?

- Parce que tu dormais comme un gendarme.

- Tu saurais faire caqueter tout un commissariat, avec tes vannes débiles. Mais ce n’est pas une réponse valable.

- Tu n’as pas trouvé mon petit mot ?

- Si.

- Ah…

- C’était gentil, mais un peu court.

- Je n’ai pas voulu te réveiller.

- Facile, ça…

- Tu m’en veux ?

- Je n’ai pas encore eu le temps d’y réfléchir. C’est que je bosse, moi, feignant…

- Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

- Rien…

- Tu crois que ça me plaît de ne pas avoir d’occupation ?

- Mais…

- De passer mon temps à me prendre la tête sur ce que j’ai fait de ma vie ? Et sur le temps qu’il me reste pour faire quelque chose de valable ? Tu crois que je n’ai pas envie de travailler à quelque chose pour éviter de penser un peu de temps en temps ?

- Excuse-moi. Ça m’a échappé… Tu sais, à force d’entendre dire que les chômeurs sont paresseux, on finit par le répéter bêtement sans vraiment réfléchir aux vrais problèmes… Tu m’en veux ?

- Non. Nous sommes tous si bien formatés pour travailler que l’on n’arrive même pas à imaginer autre chose à faire de notre vie… Et ça me met les nerfs à vif d’entendre toujours le même discours culpabilisateur sur les chômeurs… Enfin… Changeons de sujet, d’accord ?

- Dis donc ! Je vais finir par croire que tu passes ta vie dans ce jardin.

- C’est parce que je n’ai pas la chance d’en avoir un chez moi. Pas même un petit bout de balcon pour prendre l’air.

- Oui, mais tu as des fenêtres…

- Ce n’est pas la même chose. On ne peut pas s’y installer confortablement. Alors, tu venais me rendre visite ?

 

Une sonnerie de téléphone portable empêcha Lise Emoix de répondre. Elle fouilla dans son sac. C’était le sien. Broche l’écoutait parler en la regardant d’un œil désespéré et de l’autre concupiscent. Il avait terriblement envie d’elle, là, tout de suite, un besoin si fort qu’il l’aurait entraînée de force chez lui pour la prendre comme une bête.

 

- Oui… Bon. D’accord. J’arrive.

- Tu dois partir ?

- Le devoir m’appelle.

- Quel dommage. J’avais justement une grande envie de toi, là, maintenant. Et comme j’habite juste à côté…

- Eh bien tu la gardes au chaud pour plus tard.

- Á vos ordres, inspectrice !

- Repos !

 

La policière fit volte-face et repartit en se déhanchant avec zèle. Broche, déjà nostalgique, regardait s’éloigner ce cul atomique dont l’impact chirurgical touchait toujours sa cible. Destruction totale. Irradiation définitive. C’en était trop pour un être humain si fragile. Victime de sa lubricité. Il se laissa retomber sur le dos en fermant les yeux. Le mouvement de ces hanches féminines restait incrusté dans sa mémoire. Un début d’érection troublait la sérénité de son caleçon. Il s’apprêtait à remettre les choses en place, mais le son d’un pas ouaté s’approchant de lui stoppa sa main. Un froissement de tissu lui fit ouvrir les yeux. Une jeune asiatique se tenait debout dans son champ de vision. Elle lui adressait un joyeux sourire. Broche mit quelques secondes à reconnaître l’adorable victime du voyeur. Elle portait une mini robe rouge qui moulait ses petits seins. Broche en fut d’autant plus ému qu’il était déjà hyper sensibilisé…

 

- Bonjour !

- Salut, petite fleur de Chine.

- De Taiwan !

- Oh, veuillez m’excuser, mademoiselle. Je suis nul en géographie.

- Hi ! Hi ! Je peux m’asseoir ?

- Bien sûr.

 

Elle posa délicatement ses petites fesses sur la pelouse en tirant pudiquement le devant de sa robe sur ses jambes croisées. Broche regretta qu’elle se soit assise à ses côtés. Non par crainte d’attraper un torticolis, mais plutôt parce qu’il n’aurait pas la chance d’apprécier la couleur de sa culotte.

 

- Je voulais vous remercier, pour l’autre jour… Je n’ai pas compris tout de suite. J’ai pensé que vous et le vieux monsieur…

- Vous avez pensé qu’on était de méchants pervers, hein ?

- Hi ! Hi ! Oui, c’est ça… C’est pour ça que je suis partie. Mais après, quelqu’un m’a raconté ce que vous avez fait.

- Ah…

- Hi ! Ça doit faire très mal…

- Tant mieux !

- Hi ! Hi !

- Ce vieil obsédé ne méritait pas un tel spectacle. Elle était bleue comme le ciel… Et certainement toute remplie d’oxygène…

- Quoi ?

- Et aujourd’hui ? Est-elle rouge comme un coucher de soleil sur l’océan ?

- Je ne comprends pas…

- Votre petite culotte.

- Hi ! Vous êtes un coquin…

- Vouiii…

- Vous êtes aussi un méchant pervers ?

- Qu’est-ce que vous en pensez ?

- Non. Je ne crois pas.

- Méfiez-vous des airs de ne pas y toucher et des mines de rien…

- Quoi ?

- Certains sont esthètes et font ça pour le plaisir des yeux, d’autres parce qu’ils sont simplement obsédés, voire malades, et quelques uns le font sans s’en rendre compte. Et ceux qui refusent de voir ne peuvent pas s’empêcher d’y penser. Alors, lesquels sont les plus pervers ?

- Je ne sais pas…

- Ceux qui regardent ou celles qui montrent ?

- Vous êtes bizarre…

- Non. Je suis poète. Demandez ! mesdames et messieurs, mes vers ou mes proses ! Voulez-vous des rimes ou de la glose ? Car si je suis installé ici depuis l’aube, c’est pour saluer le soleil levant. Je veux puiser mon encre à ses jets de lumière. Et je resterai là jusqu’à son zénith pour recueillir ses rayons les plus ardents. Je ne jetterai mon encre à l’envers du décor que la nuit venue.

 

Il se laissa tomber sur le dos, jambes et bras écartés. Ce qui eut pour effet d’alimenter le moulin à rire taiwanais. La jeune fille le considéra un instant avec intérêt. Et puis elle eut envie d’une gourmandise évanescente.

 

- Je vais acheter une barbe à papa. Vous aimez ?

- Non. Ça me rase.

- Hi ! Je reviens.

 

Elle se leva d’un bond et Broche vit un morceau de soleil couchant happé par le sourire fessier de la jeune fille. Il la regarda s’éloigner en songeant comment faire pour échapper à la tentation. Car à chaque fois, il avait la même réaction. L’émotion à fleur de peau. Le désir sourdant de ses nappes sympathiques. Un geyser de tendresse. Jusqu’à ce que l’autre se réveille… L’alchimiste qui transforme le sourire des culs en béantes grimaces d’horreur.

 

Broche se rallongea sur la pelouse et referma les yeux, les mains posées sur son ventre. Une question le torturait : fallait-il, pour être sûr de ne plus commettre ces atrocités, s’arrêter définitivement de faire l’amour ? Renoncer aux femmes ? Mais comment vivre normalement sans goûter aux plaisirs du sexe ? C’est une idée qui va à l’encontre même du principe vital de l’espèce. Non, ça, il ne pouvait pas s’y résigner. Broche avait cruellement manqué de présences féminines durant son enfance et son adolescence. Alors pas question de s’en passer dans la dernière partie intéressante de sa vie. Il s’était trop investi afin de surmonter sa timidité maladive avec ces dames. Il avait fait tant d’efforts pour ne pas se décourager à chaque fois qu’il se faisait remballer. Il avait subi des moqueries, des humiliations et parfois même avait dû supporter des leçons de morale. Mais désormais il était aussi bien entraîné à séduire qu’à se faire rejeter sans trop en souffrir. Alors il comptait bien en profiter jusqu’à son ultime souffle.

 

Jean Broche se redressa brusquement pour jeter un regard panoramique sur les alentours. Il songeait de nouveau aux policiers qui étaient certainement cachés quelque part, observant les gestes des uns et les faits des autres. Surtout les plus louches. Il se demandait s’il avait l’air d’un type louche. Peut-être qu’ils l’avaient déjà repéré. Peut-être que son visage s’était ajouté à la collection des portraits robots accrochés dans le bureau de l’inspectrice. Peut-être même que ce fameux portrait, qu’il avait trouvé si ressemblant, était le sien… Alors, la policière ferait bientôt le rapprochement. Où bien son jeune collègue. Et ils viendraient l’arrêter. Et tout serait enfin terminé. Ces horribles crimes et sa misérable vie… Je ne supporterais pas d’aller en prison, murmura-t-il. Les cellules n’y sont pas encore mixtes… Alors plutôt me suicider... Mais Broche repoussa aussitôt cette idée héroïque, car il n’avait pas l’envergure pour ce genre de final.

 

Un jeune couple d’asiatiques passa devant lui en se tenant par la main. La fille émit un rire court. Dans la mémoire de Broche s’activait aussitôt le souvenir de la jolie taiwanaise. Il la chercha de ses yeux inquiets. Mais il ne voyait pas de tâche rouge dans le paysage. Broche se dit qu’il était plus sain de fausser compagnie à cette petite fleur d’Asie avant qu’elle ne l’embaume définitivement. Et que des policiers ne le transforment en momie.

 

{...}

 

Quand il vit entrer Lise Emoix dans son triste bureau aux odeurs de mâle vieillissant accablé par la chaleur, l’inspecteur principal Magret écarquilla ses yeux cernés et ouvrit sa petite bouche. La jeune femme avait déjà eu droit à une symphonie de sifflements, plus ou moins justes, émis par quelques collègues masculins, mais elle ne s’attendait pas à réveiller une quelconque émotion chez ce policier prochainement à la retraite.

 

- Eh bien ! Je ne m’attendais pas à vous voir habillée de la sorte, ma petite Lise. Enfin, le mot habillé n’est peut-être pas adéquat pour définir ce que vous portez… En tous cas, cela met considérablement en valeur votre incontestable féminité. Et je dois vous avouer quelque chose : j’aime bien voir les femmes en robe.

- Merci, monsieur. Mais vous ne seriez pas un peu vieux jeu ?

- Que voulez-vous dire ?

- Ne feriez-vous pas partie de cette génération de mâles qui aiment voir les femmes en robe et à la maison ?

- Allons donc ! Ne me faites pas passer pour celui que je ne suis pas. Je viens d’un autre âge, ça, je vous l’accorde, mais j’ai toujours été de nature progressiste. Et je suis convaincu que des femmes telles que vous apportent une autre vision du travail, un nouveau souffle aux choses de l’esprit, une sensibilité particulière dans les relations humaines. Aussi bien dans la police que dans la machinerie professionnelle en général.

- Si vous le permettez, je suis entièrement d’accord avec vous, monsieur.

- Mais vous pouvez, Albert.

- Merci de votre solidarité, messieurs. Et maintenant, si nous en venions à ma proposition…

- Bien ! D’après votre tenue, ma chère Lise, vos intentions sont fermes.

- Comme le reste de son être et tout ce qui se trouve à moins d’un mètre…

- Toujours aussi drôle, Albert, répliqua Magret.

- Et toujours aussi fin, rajouta l’inspectrice en posant sur son collègue un regard malicieux.

- Bien ! J’ai dû informer le commissaire de votre décision. Et puisque l’enquête tourne en rond, il nous donne carte blanche. Mais soyez prudente. Et surtout pas d’initiatives personnelles…

- Ne vous inquiétez pas pour ça. Je ne suis pas entrée dans la police pour jouer les justicières solitaires.

- Et vous pouvez compter sur moi pour ne pas la lâcher d’une semelle.

- Je vous fais confiance, Albert. Et de toute façon, comme je l’ai déjà confirmé à Lise tout à l’heure au téléphone, nos deux hommes sont toujours en planque sur le terrain et suivront le moindre de vos mouvements.

- Même les mouvements de hanches ? demanda Albert en adressant un clin d’œil à sa collègue, qui se retenait de pouffer tandis que Magret faisait des yeux noirs à l’humoriste de service.

- Vous en avez d’autres, comme celle-là ?

- Excusez-moi, monsieur. Je vous en prie, continuez.

- Merci, Albert. Vous êtes trop aimable. Bien ! Alors faisons le point sur ce qui nous intéresse : nous savons  que les victimes avaient toutes entre 20 et 26 ans. Elles étaient célibataires et n’habitaient plus le domicile familial. Apparemment, il semblerait que ces jolies filles, plutôt sociables, n’avaient pas de petit ami régulier au moment des faits. Elles fréquentaient toutes assez régulièrement le jardin Compans. Mais pour l’instant, aucun indice ne nous permet d’affirmer que le tueur aborde ses victimes dans ce jardin. Ce n’est qu’une hypothèse. D’ailleurs, à ce sujet, je vous rappelle que jusqu’à présent les portraits robots n’ont pas été d’une grande utilité. Nous avons bénéficié d’une profusion de suspects alors que nous recherchons un seul coupable. Cette situation contribue à une perte de temps et d’énergie… Mais si notre homme repère effectivement ses victimes dans ce jardin, il va falloir qu’il se décide à montrer le bout de son nez. Et c’est donc là que vous intervenez, Lise. Vous prendrez le soleil sur la pelouse, comme vous me l’avez suggéré. Si ce malade est l’auteur des coups de fils anonymes, cela signifie qu’il vous connaît et qu’il finira bien par sortir de son trou pour vous aborder. Et à mon avis, il ne devrait pas résister longtemps à une belle femme comme vous, surtout dans ce genre de tenue… Bien ! Albert, vous vous installerez pas trop loin, de manière à pouvoir intervenir rapidement si cela s’avérait nécessaire. Vous conviendrez d’un signal d’avertissement. Au moindre doute. Pas une seconde d’hésitation. Je me fais bien comprendre, Lise ?

- Oui, monsieur. S’il me propose des bombons, je tire aussitôt la langue.

- Tiens ? Je croyais que c’était Albert, le comique de l’équipe…

- Oh, mais c’est que l’inspectrice Emoix a beaucoup de talent. D’ailleurs elle ne se gêne pas pour me donner la réplique.

- Juste en dilettante…

- Peut-être, mais c’est efficace. Et ça suffit pour relancer la machine quand je commence à fatiguer. Bref, on fait bien la paire.

- Bien ! Mais en l’occurrence, cette fois-ci, comme je vous l’ai déjà dit, vous serez quatre. N’oubliez pas que nos deux hommes quadrilleront le jardin tout autour de vous. Et si pour une raison quelconque vous êtes amenée à vous déplacer, ils vous suivront de près. Chacun de vous sera en liaison permanente avec le central. Vous disposerez tous d’un émetteur-récepteur pour la circonstance. Bien ! Des questions ? Lise ?

- Non.

- Albert, une suggestion ?

- Ça me plaît bien cette idée d’émetteur-récepteur. Quand j’étais gosse, je rêvais d’être espion. Et plus tard, j’ai même tenté ma chance à la DST avant d’entrer dans la police. Mais ils n’ont pas voulu de moi. Vous savez pourquoi ?

- Oui. Parce qu’ils ne te trouvaient pas assez sexy pour jouer les agents secrets, répondit la policière en pouffant.

- Effectivement, je constate que vous formez un duo irrésistible, lâcha Magret en se mordant les lèvres afin de ne pas sourire. Bien ! J’ai terminé. Et maintenant, au travail !

 

{...}

 

Dans l’appartement de son amant, Lise Emoix ne put s’empêcher d’en détailler le contenu. Réflexe professionnel. Une observation discrète et rapide. Elle constata ainsi que tout y était soigneusement bien rangé. Chaque chose se trouvait à sa place. Pas de doute, c’est un maniaque de l’ordre et de la propreté, se dit-elle. L’idée saugrenue de tomber sur un quelconque couteau lui traversa l’esprit l’espace d’une seconde. Mais elle se ravisa aussitôt, sous la pression turgescente de Broche qui la poussait délicatement vers la chambre.

 

- C’est propre, chez toi. Et bien rangé pour un célibataire.

- Ma chère féministe, sache que tous les hommes célibataires ne vivent pas dans la crasse et le désordre en attendant de trouver une esclave pour s’occuper du ménage.

- Heureusement… Hé ! Fais attention à ma robe, voyons. Les bretelles sont fragiles.

- Excuse-moi. Mais tu es si excitante, toute enrobée dans ce bout de ciel bleu… Bon sang ! Comment as-tu fait pour entrer là-dedans ?

- Attends. Je vais l’enlever. Tu vas finir par me la déchirer.

- Hm… Ils sont adorables, ces sous-vêtements…

- Tu aimes ?

- Oh oui… Tourne-toi, pour voir ? Houlà… Et terriblement sexy…

 

Lui tournant le dos, elle avisa sous l’oreiller un foulard bleu qui pendait sur le côté.

 

- Dis donc… Mais tu es vraiment un fétichiste, alors, ou quoi ? Qu’est-ce que tu caches, là ? Oh, le joli foulard en soie… C’est toi qui portes ce genre de chose, ou bien tu comptais me l’offrir ? Tiens, il est parfumé au jasmin…

- C’est une copine qui a dû l’oublier… Tu ne vas pas m’arrêter parce que je vois d’autres femmes ?

- Dans les autres pièces, c’est légal. Mais dans ta chambre…

- Jalouse… Et si tu me bandais les yeux avec ? C’est classique, je te l’accorde, mais néanmoins efficace.

- Et pourquoi ne pas faire l’amour normalement ?

- C’est quoi, pour toi, faire l’amour normalement ?

- Tu as vraiment besoin de tout ce cinéma pour me faire l’amour ? Je ne te suffis pas ?

- Mais si, ma sirène bleue. Tu me combles largement par ta simple présence. Et même ton absence me fait de l’effet, si tu veux le savoir. Mais on aura bien le temps de faire l’amour normalement lorsqu’on sera vieux et perclus de rhumatismes, non ?

- C’est gai…

- Allez ! Bande-moi les yeux.

 

L’inspectrice Emoix s’exécuta, puis le déshabilla lentement. Satisfaite de l’érection qui l’attendait, elle caressa son corps, baisa, lécha et prodigua maintes sucions durant quelques minutes. Ensuite elle fouilla dans son sac à la recherche d’un préservatif pour en recouvrir le sexe impatient.

 

- Encore, supplia Broche d’une petite voix.

- Puisque tu ne veux rien voir, maintenant, moi, je ne veux rien savoir.

 

Elle aida son amant à se coucher sur le lit. L’embrassa à pleine bouche et saisit son pénis pour jouer avec. Elle le frottait doucement contre ses seins, son ventre, l’intérieur de ses cuisses, de ses petites lèvres, puis son clitoris, l’enfonçant de temps à autre tout au fond de son vagin avant de le ressortir aussitôt. Lentement. Au bout de quelques minutes, elle se décida à garder le sexe de Broche en elle, contractant les muscles de ses parois vaginales tel un serpent entourant sa proie, secouant parfois ses hanches par saccades, d’abord lentement, ensuite de plus en plus vite. Leurs respirations s’accordaient. Leurs gémissements étouffés s’harmonisaient. Les peaux transpiraient. Les corps se collaient. Et bientôt tous deux jouirent dans la joie de cet instant de bonheur universel et cathartique.

 

Vint ensuite le moment où, selon l’usage, les deux amants en fleur, encore essoufflés et repus d’amour, hésitants entre le sourire béat du bien-être et le sérieux de la conscience amoureuse, s’évertuent à se chercher mutuellement, longuement et tendrement au fond des yeux le mystère de leur passion. Ainsi Lise lui retirait déjà le foulard, et s’apprêtait à faire de même avec le préservatif, lorsque la sonnerie d’un téléphone portable interrompit son élan. Á son appel, venant du fond du sac, la policière reprit ses dispositions.

 

Broche souleva ses paupières et saisit un mouchoir en papier pour enlever proprement le bout de latex. Lise se rhabillait à la hâte tout en répondant vaguement par des oui, des mais non, et conclut la conversation par un d’accord, j’arrive. Ensuite elle chaussa ses escarpins lapis-lazuli. C’était mon collègue, expliqua-t-elle. Désolée, mais il faut que je repasse au commissariat. Elle s’agenouilla sur le lit pour déposer quelques bisous sur le ventre docile de son amant immobile, qui ne savait trop quoi penser ni quoi dire. L’inspectrice constata que le pénis s’affaissait tristement sur ses testicules. Elle chercha furtivement des yeux le préservatif avec une vague intention, mais n’en vit pas la moindre trace – Broche tenait encore le mouchoir dans son poing fermé.

 

Une fois debout, elle lui adressa un petit signe de la main accompagné d’un tendre sourire. Il l’interpella  alors qu’elle passait le seuil de la chambre :

 

- Lise !

- Oui ?

- Non… rien…

- Houlà, comme ce rien contient beaucoup…

- Je voudrais te dire des choses. Mais je ne suis pas sûr que tu comprendrais. Et je ne suis pas certain d’être prêt à te les dire.

- Ah ? Eh bien, quand tu seras prêt, tu me le dis. D’accord ?

- D’accord.

- Bon ! Je dois y aller. On m’attend…

- On se revoit bientôt ?

- Je t’appelle.

 

L’inspectrice s’en alla sans autre explication, et dévalait déjà les escaliers en s’interrogeant gravement sur ces choses que son amant n’avait pas pu lui révéler. Que devait-elle comprendre ? Elle n’osait se l’imaginer. Pendant ce temps, Broche se soumettait également à la question : s’agissait-il de l’affaire ? Ils ont peut-être appris quelque chose au sujet du tueur… Á peine avait-il terminé sa phrase qu’une décharge de lucidité fit sursauter sa conscience : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu dérailles, mon vieux. Ça ne va pas du tout, là. Il faut vraiment que tu te fasses soigner. Va voir un psychiatre, putain ! Oui, bien sûr, répondit-il en ricanant. En plus, s’est remboursé par la sécurité sociale… Et il se leva, le rire aux tripes.

 

{...}

 

L’inspecteur principal Magret avait de nouveau réunit les policiers qui s’occupaient du jardin dans son bureau. L’inspectrice Emoix et son collègue Ledoux étaient assis en face de lui. Le flic aux cheveux longs demeurait en retrait, appuyé contre la porte vitrée. Tous écoutaient Letétu, qui avait des informations à leur communiquer au sujet de sa récente filature. Lui aussi était debout et fixait Lise Emoix dans les yeux tout en parlant de Jean Broche.

 

- Le problème c’est qu’il marchait vite… Alors au bout d’un moment, sans m’en rendre compte, je l’ai serré d’un peu trop près. Et je m’attendais pas du tout à ce qu’il s’arrête tout d’un coup place Héraclès… C’est là qu’il m’a repéré…

- Bravo. Tu es un vrai pro, ironisa l’enquêteur Ledoux.

- Oh ! Toi, ça va, hein ? Je connais mon métier aussi bien que toi.

- Tu le prouves…

- S’il vous plaît, Albert, coupa Magret. Je voudrais bien connaître la suite.

- Il s’est arrêté pour regarder une partie de pétanque… Je pouvais pas prévoir ça…

- De mieux en mieux, ricana Albert.

- Tu me cherches, là ?

 

Letétu se rapprochait en serrant ses gros poings. Son regard d’acier transperçait l’enquêteur Ledoux. L’inspecteur principal Magret intervint aussitôt :

- Allons, messieurs ! Un peu de tenue, je vous prie… Continuez, Letétu.

- Ensuite, il s’est arrêté encore une fois sur le pont du canal de Brienne. Il s’est accoudé comme pour regarder l’eau, mais je suis sûr qu’il était en train de réfléchir à ce qu’il allait faire. Et puis il s’est retourné tout d’un coup pour vérifier si j’étais encore là. Mais j’étais bien planqué. Il a cru que j’étais parti. Et finalement, il a rebroussé chemin.

- C’est passionnant, commenta Ledoux. Et ça va bien faire avancer l’enquête…

- Et tu fais quoi, toi, exactement, pour faire avancer l’enquête ?

Letétu, les poings sur les hanches, le défiait du regard. Ledoux fit mine de se lever.

- Ça suffit, vous deux ! s’énerva Magret.

- Il n’est pas suspect de regarder des retraités jouer à la pétanque, ni des canards barboter dans un canal, que je sache ! s’exclama l’inspectrice. Et il n’est pas interdit de changer de direction.

- Non, insistait Letétu. Mais son comportement était louche. Il a gardé les mains dans ses poches pendant tout le trajet. C’est pas pratique, pour marcher vite. Et il fait pas froid. Alors je trouve ça bizarre… Dès qu’il m’a vu, je me suis assis sur un banc de la place pour donner le change. Á un moment, nos yeux se sont croisés. Et il y avait de la peur dans les siens… Et puis j’ai remarqué la boursouflure de sa poche droite. Il avait le poing fermé comme s’il serrait quelque chose. Je suis sûr qu’il avait l’intention de jeter quelque chose dans l’eau. Un couteau, peut-être…

- Tu donnes aussi dans la voyance ? se moqua Ledoux.

- Je donne aussi des coups de tête. Ça te branche ?

- Quand tu veux, mon grand.

Cette fois-ci, Ledoux s’était levé. Les deux hommes se faisaient face comme dans un duel de cow-boy. Les revolvers en moins.

- Albert, asseyez-vous ! ordonna Magret. Et vous, Letétu, vous feriez bien de calmer vos pulsions. Ah ! Vous commencez sérieusement à m’énerver, tous les deux, maintenant…

- Je ne vois pas ce qu’il y a de louche à marcher les mains dans les poches, intervint la policière.

- Ce n’est pas parce qu’on ferme ses poings dans ses poches qu’on serre forcément quelque chose, à part les branleurs, bien sûr, tenta de divertir Ledoux. Et c’est un peu mince pour en déduire qu’il voulait jeter un couteau dans le canal… Peut-être pensait-il à toi, ma chère Lise. Á une partie de Gondoles à Venise…

 

Son humour ne fit pas de remous. Magret observait le visage de l’inspectrice, qui n’était plus de marbre. Elle accusait le coup. Ne savait plus quoi penser de la situation. De cette affaire qui tournait en rond. Mais elle refusait toujours de croire que son amant pouvait être le coupable. Lui, si doux… Et comment aurait-elle pu se tromper à ce point ? Elle planta son regard d’acier dans les prunelles fatiguées de son supérieur. Magret baissa les yeux à la recherche d’un point imaginaire, posé quelque part sur son bureau. Il lui était impossible de supporter ce concentré de lumière froide. Elle attendait son avis. Son soutien, peut-être. Un seul mot aurait suffit. Mais il demeurait silencieux. Les bras croisés sur son ventre bedonnant. Ses pensées étaient également confuses. Il n’avait aucun doute sur les qualités professionnelles de l’inspectrice. Et il l’admirait beaucoup. Mais cette relation particulière qu’elle entretenait avec un suspect n’arrangeait pas ses affaires. Certes, ils n’avaient aucune preuve tangible susceptible d’accuser ce Broche, mais Letétu, malgré son sale caractère, était un bon flic. Il n’était pas question de négliger son intuition et de laisser tomber la piste Broche.

 

Letétu broyait du noir dans son coin. Il était sûr de ses affirmations et ne comprenait pas pourquoi Magret ne donnait pas l’ordre d’interroger son suspect. Son regard effectuait des allers-retours entre son supérieur et l’inspectrice. Il se demandait qui des deux allait craquer le premier. Cette belle femme qu’il désirait en cachette, comme la plupart des flics mâles du commissariat, mais qu’il n’avait jamais osé draguer, car elle l’impressionnait, se retrouvait quand même en mauvaise posture. Si l’inspectrice quittait Broche, si elle s’occupait de son interrogatoire, Letétu en éprouverait une immense satisfaction. Ça calmerait sa jalousie et flatterait son ego de policier. Mais Lise Emoix semblait convaincue de l’innocence de son amant. La décision ne pouvait donc venir que de l’inspecteur principal Magret. Mais tout le commissariat connaissait l’affection que portait le vieux à cette jeune et brillante policière. Il la traitait comme sa propre fille – lui qui n’avait jamais eu d’enfants. Il l’avait toujours soutenue. Défendue. Mais cette fois-ci, l’affaire était délicate. Sa protégée couchait avec son suspect. Alors ? Qu’allait décider Magret ?

 

L’enquêteur Ledoux était mal à l’aise. Il aurait voulu être ailleurs. Loin de ce bureau et de ses fonctions. Loin de sa femme et de son fils. Quelque part sur une île au soleil, en compagnie de Lise Emoix vêtue d’une jolie robe bleue… Mais pour l’instant, son corps ne pouvait bouger de la chaise. Seul son regard s’enfuyait par la fenêtre ouverte. Il ne disait plus un mot, mais n’en pensait pas moins : Lise déconnait. Elle se comportait comme une adolescente amoureuse - même si sa fierté lui interdisait de l’avouer. Ledoux n’était pas dupe. Il ne comprenait pas comment une femme aussi intelligente s’était embarquée dans une histoire pareille. Mais il n’osait pas lui en parler. Et il n’arrivait pas à lui en vouloir. Jamais il ne prendrait partie contre elle. Plutôt démissionner… Il en était là. Les sentiments qu’il éprouvait à l’égard de sa policière préférée déréglaient considérablement ses facultés de réflexion. Et sa lucidité fluctuait selon son humeur. Il succombait parfois à un sentiment de jalousie, et dans ces moments-là aurait bien fait la peau à ce Jean Broche, mais se refusait de jouer les troubles fêtes.

 

Le policier aux cheveux longs s’essuya les lunettes et choisit ces secondes de silence pour intervenir.

 

- En tout cas, il semblerait que le tueur s’est calmé… Il n’y a pas eu d’autres victimes… Enfin, à notre connaissance.

- Où voulez-vous en venir ? demanda Magret.

- Oh, je disais juste ça comme ça…

- Est-ce que je continue la filature ? interrogea Letétu.

- Mais il vous a repéré, remarqua Magret.

- Et alors ? Quelle importance ? Au contraire. Ça lui mettra la pression.

- Et puis on peut se relayer, suggéra le flic aux cheveux longs. S’il est vraiment coupable, il finira bien par commettre une erreur.

- Bien ! Poursuivez la filature jusqu’à la fin de la semaine, conclut Magret. On refera le point plus tard.

- Merci, monsieur, se réjouit Letétu. Au fait, inspectrice Emoix… Je suppose que vous lui avez pas fait part de nos soupçons…

- Vous me prenez pour qui ?

Le regard froid de Lise Emoix ferrailla un instant contre les rayons d’acier de Letétu. Mais il refusa le combat. Et se retira, suivit du flic aux cheveux longs.

- Je peux disposer ? demanda la policière à son supérieur.

- Encore une chose, Lise. Avez-vous des doutes concernant la culpabilité de votre… ami ?

- Non.

- Bien ! Vous pouvez disposer.

L’inspectrice se leva et jeta un œil interrogateur sur son collègue qui restait assis.

- Tu viens, Albert ?

- Oui… Tu peux nous laisser un moment ? Je voudrais juste lui dire un mot…

- Oké Je t’attends dehors.

Elle referma la porte vitrée et longea le couloir jusqu’à la machine à café. Ledoux semblait hésiter. L’inspecteur principal Magret se leva, s’approcha de lui et posa une main sur son épaule.

- Je vous écoute, Albert.

- monsieur, j’ai une confiance totale en la personne de l’inspectrice Emoix. Le fait qu’elle soit une femme ne diminue en rien ses compétences. Et vous savez comme moi que c’est un bon policier. Sans aucun doute possible. Depuis que nous travaillons ensemble, j’ai pu observer ses nombreuses qualités. C’est quelqu’un de déterminé qui ne lâche jamais rien. Et je compte bien la soutenir jusqu’au bout de cette sale affaire. Sachez que nous faisons notre possible pour trouver le coupable. Et quoi qu’il advienne, rien ne pourrait lui être reproché.  

- Que voulez-vous dire ?

- Rien de plus que ce que je viens de vous dire.

L’inspecteur principal Magret considéra un moment le regard de Ledoux, comme s’il cherchait à deviner quelque chose. Il se dirigea ensuite vers la sortie et ouvrit la porte de son bureau.

- Bien ! Alors je vous souhaite bonne chasse.

 

{...}

 

Une fois de plus, ce jour-là, à l’heure de la fermeture des grilles, les policiers quittèrent les lieux avec la vague impression d’avoir perdu leur temps. Mais chacun avait une raison différente d’éprouver ce sentiment. L’inspectrice était déçue parce qu’elle commençait à douter de la méthode utilisée pour attraper le tueur, d’autant plus que cette proposition émanait de son cerveau. Letétu se sentait frustré car il restait persuadé que Broche était le suspect numéro un, même si les filatures n’avaient rien donné durant la semaine écoulée. L’enquêteur Ledoux savait l’inutilité de ce stratagème et s’enfonçait dans des remords de plus en plus profonds. Le flic aux cheveux longs était le seul qui semblait apprécier ces après-midi dans le jardin, car il aimait flâner dans les allées et regarder les jolies femmes.

 

Alors que les deux policiers conversaient avec les gardiens du jardin, l’inspectrice Emoix et son collègue regagnèrent le commissariat. L’enquêteur Ledoux sifflotait un air qui n’en était pas un, comme on le fait lorsque les pensées sont occupées par autre chose qu’un simple souci de musicalité. Elle lui jeta un œil amusé. Et à ce moment là, la policière se rappela brusquement quelque chose.

 

- Albert…

- Oui ?

- Je voulais te remercier.

- Pourquoi ?

- Pour avoir essayé de m’aider, l’autre jour, face à Letétu.

- On fait équipe, non ? Et puis je ne peux pas le sentir, ce mec. C’est un connard.

   - Dis… Je ne voudrais pas être indiscrète, mais ce que tu voulais dire à Magret, ç’a un rapport avec moi et…

- Non.

 

La réponse fut immédiate et définitive. L’inspectrice jugea qu’il était préférable de ne pas insister. Après tout, Ledoux avait également une vie en dehors de leur travail. Et ça ne la regardait pas. Pourtant elle gardait comme un goût de curiosité insatisfaite sur la langue. Et pour la deuxième fois depuis qu’ils faisaient équipe, elle regardait son collègue avec un intérêt inhabituel : ainsi donc, Ledoux pouvait également être mystérieux…

 

Une fois devant l’hôtel de police, Lise Emoix déclara à son collègue qu’elle rentrait directement à son appartement.

 

- J’ai envie de prendre une bonne douche et de me changer.

- Pourtant tu es très bien, comme ça…

- Tu sais, Albert, ce n’est pas toujours très confortable d’être sexy…

- Je n’avais jamais pensé à ce genre de chose…

- Ça ne m’étonne pas. Généralement, dans ces cas-là, les hommes se contentent de quelques pensées primaires.

- Oui, bien sûr…

- Bon ! Eh bien… à demain, Albert.

- Lise… Tu l’as revu ?

- Non.

- C’est fini ?

- Non…

 

Albert Ledoux la regardait avec des yeux si tristes que l’inspectrice se décida à lui donner quelques explications :

 

- Tu sais, je ne peux pas m’imaginer un seul instant qu’il soit coupable. Parce que ça serait horrible… Et parce que je m’en serais forcément aperçue… Non ? Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

- Je pense que tu es un bon flic, Lise.

- Oui. Et c’est pour ça que ça me travaille, quand même, ce que raconte Letétu… Alors j’ai envie de prendre un peu de distance pour réfléchir tranquillement à tout ça. Ça va trop vite, tu comprends ?

- Bien sûr. Tu as raison… Et lui, qu’est-ce qu’il en dit ?

- Il n’est pas au courant. Je ne suis pas retournée le voir depuis l’autre soir et il n’a pas cherché à me joindre.

- Tu crois qu’il se doute de quelque chose ?

- Je n’en sais rien…

- Si tu veux, on pourrait se faire une bouffe, tous les trois, un de ces soirs. Une fois que tu auras réfléchi à tout ça. Qu’est-ce que tu en penses ?

 

Albert Ledoux la regardait toujours avec ses yeux de chien triste. On aurait dit qu’il venait de lui proposer un rendez-vous amoureux et que sa vie dépendait de la réponse. Aussi Lise Emoix ne put s’empêcher d’égrener un petit rire sablonneux. Elle semblait hésiter.

 

- Depuis quand tu t’intéresses à mes relations, cher collègue ?

- Oh, c’était juste une idée, comme ça, histoire de faire sa connaissance. S’il est arrivé à te séduire, ce mec doit être vachement intéressant, non ?

- Tu sais, je suis grande, maintenant. Et puis ça fait bientôt deux ans qu’on bosse ensemble. Alors tu peux me dire le fond de tes pensées…

- Je ne comprends pas…

- Alors laisse tomber.

- Attends ! Lise... Je t’aime bien, tu sais. Et j’ai simplement envie de connaître celui que tu aimes bien aussi… Et si par la même occasion je peux t’aider à y voir plus clair… Enfin, sans chercher à m’immiscer dans ta vie privée, bien sûr…

- Bien sûr…, reprit-elle en retenant ses éclats.

- Si ça t’embête, laisse tomber.

- Mais ça ne m’embête pas du tout, Albert.

- Bon…

- Allez, je te tiens au courant. Salut !

 

La policière reprit sa marche. Arrivée au pont des Minimes, elle bifurqua sur la gauche et descendit l’avenue. Elle ne songeait plus du tout aux coups de fils anonymes. Ni à un éventuel danger. Sa concentration était canalisée par d’autres pensées. La proposition d’Albert Ledoux l’avait prise au dépourvu. Certes, la policière avait déjà dîné avec son collègue, en toute camaraderie, mais sans que leur relation ne s’intimise davantage. Chacun savait respecter la vie privée de l’autre. C’est pourquoi ce désir soudain de faire connaissance avec son amant l’intriguait. Elle se demandait si Ledoux était sincère ou bien s’il cherchait à se convaincre de l’innocence de Broche. Si l’homme voulait simplement se comporter comme un ami ou bien si le flic ne s’intéressait qu’à l’enquête. Dans ce dernier cas, elle tenait la réponse quant à l’entretien en tête à tête qu’il avait eu avec l’inspecteur principal Magret. Mais cette éventualité ne prenait pas racine en elle. Depuis que Lise Emoix connaissait Albert Ledoux, et malgré qu’ils ne soient pas vraiment devenus familiers, elle avait pris le temps de le cerner un minimum. Il n’était pas du genre à intriguer dans le dos des gens.

 

Cette nuit-là, en se couchant, l’inspectrice se posa de nouveau quelques questions qui la troublaient depuis un certain temps, mais que toujours elle repoussait inconsciemment. Elle n’arrivait pas à comprendre le comportement fuyant de son amant. Apparemment, il redoutait quelque chose. Mais quoi ? Pourquoi s’obstinait-il à éviter cette intimité particulière qui s’installe parfois après l’amour ? C’est pourtant dans ces moments-là qu’on se dit certaines choses. Celles qu’on ne dirait pas autrement. Avait-il peur d’aborder son problème avec elle ? Et quel problème ? Une maladie ? Et quelle maladie ? Un cancer ? Le sida ? Est-ce pour ça qu’il enveloppait ses préservatifs dans un mouchoir en papier et qu’il les emportait avec lui ?

 

Lise Emoix se tournait et se retournait dans son lit, sans trouver de réponses satisfaisantes ni même un sommeil réparateur. Et, une pensée après l’autre, elle en arriva à soliloquer sur cette troublante coïncidence : Jean habite dans un immeuble situé face au jardin Compans. Et alors ? D’autres hommes vivent là. D’autres locataires de l’immeuble fréquentent comme lui cet espace vert en tant que riverains. Il n’y a rien d’anormal à ça. Et son intervention, le jour où j’ai repéré le voyeur, c’était une simple coïncidence. Il se trouvait là par hasard. Voilà. Ça devait arriver… Dès qu’il a posé ses yeux sur moi, j’ai compris tout de suite que je lui plaisais… Et pour une fois qu’un homme insiste pour me suivre au commissariat… J’ai trouvé ça plutôt amusant… Non. Jean n’a pas du tout le comportement d’un malade… Ce con de Letétu se plante complètement. Jean n’est pas le tueur… Impossible. Comment pourrait-il faire ces choses horribles ? lui qui est si doux… Même Albert ne m’a jamais fait part du moindre soupçon à son égard. Et c’est un bon flic, Albert. J’ai confiance en lui. Et moi aussi je suis une bonne policière. J’aurais senti quelque chose, quand même, si Jean était vraiment… Mais ce n’est pas possible. Je ne peux pas croire une chose pareille. Ça serait trop horrible. Ça serait… Non… Non… Enfin, pour me rassurer définitivement, je peux toujours essayer de fouiller ses poches, où même son appartement, la prochaine fois que l’on se verra. Même si j’ai confiance en lui. Même si je suis en train de tomber amoureuse… Après tout, je suis flic… Et puis je lui demanderai de me dire s’il est malade, s’il a un problème particulier ou quoi… Oui. Une bonne explication. Une fois pour toute. Voilà ce qu’il faut.

 

Alors qu’elle dormait d’un sommeil incertain, quelqu’un pénétra dans sa chambre. Lise entendait un bruissement de vêtements. Elle avait les yeux ouverts, mais l’obscurité de la pièce était totale. Elle esquissa un geste pour allumer la lumière, mais ses membres ne réagissaient pas. Au-dessus du lit se dressait soudain une silhouette menaçante. Lise vit s’élever un couteau à longue lame qui s’apprêtait à fendre sur son ventre. Mais l’arme blanche restait en suspension dans les ténèbres. La jeune femme en était paralysée. Aucun son ne parvenait à sortir de sa bouche ouverte. Seuls ses yeux étaient mobiles et roulaient dans tous les sens pour voir quelque chose. Elle apercevait bien le couteau, mais n’arrivait pas à distinguer son agresseur. Pas même la main armée. Pourtant, Lise avait le sentiment que cette ombre ne lui était pas étrangère. Un doute la tourmentait. Elle fouillait à la recherche de visages dans sa mémoire, mais il y avait beaucoup trop de portraits robots et ça filait trop vite. Lise se sentait désespérément inefficace. Et puis peu à peu, bien qu’elle n’eût encore aucune preuve visuelle, ce doute s’estompait pour laisser place à une intuition désagréable. Et bientôt une certitude commençait à la terroriser. Lise ne voyait toujours pas de visage, mais elle avait deviné. Oui, à présent elle savait. Il n’y avait plus aucun doute. Il lui semblait même reconnaître son odeur… C’était lui. Et il allait la poignarder. Sans même lui expliquer pourquoi. Sans un seul mot d’excuse.

 

Lise Emoix se réveilla en poussant un cri terrible. Elle se redressa sur le lit et alluma aussitôt la lumière. Son regard s’accrocha un instant à la porte de la chambre qui était restée entrouverte. Un silence apaisant tournait en rond. Le réveil indiquait trois heures du matin. Le cauchemar qu’elle venait de faire la troublait profondément. Doutait-elle à ce point de Jean Broche ? Mais la soif et l’envie d’aller aux toilettes lui évitèrent de répondre à cette question embarrassante. Lise se leva afin de satisfaire ses deux besoins capitaux. Mais avant de retourner dans la chambre, elle ne put s’empêcher d’aller vérifier si la porte d’entrée de son appartement était bien fermée à clef. Tu es ridicule, ma pauvre fille, se moqua-t-elle.

 

{...}

 

Les baskets blanches de l’inspectrice Emoix ne faisaient aucun bruit sur la moquette du couloir. Dès qu’elle le vit, un sourire s’installa sur ses lèvres sans colorant. Elle s’approcha de lui et s’agenouilla pour l’observer un moment. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, jamais elle n’avait eu l’occasion de le regarder dormir. Sans masque. Sans défense. Alors elle en profitait un peu. Il s’était installé dans une position étrange : les jambes repliées, les bras collés au torse et les deux mains cachant son visage tout en soutenant sa tête. Elle entendait sa respiration amplifiée dans la caisse de résonance que formaient ses mains. Ah, si tu pouvais parler en dormant, chuchota-t-elle. J’aurais peut-être une chance de connaître ton secret, puisque tu n’oses pas me le révéler en face… Il est si terrible que ça ? Pourquoi tu t’enfuis toujours ? Elle lui passait doucement la main dans les cheveux. Il se réveilla en sursaut et cria non ! Alors elle vit le sang coagulé entre son nez et sa bouche.

 

- Mais ? C’est quoi, ce sang ?

- Tu veux bien ouvrir la porte, s’il te plaît, répondit-il en se relevant. Je t’expliquerai ça à l’intérieur.

- C’est parce que tu n’as pas réussi à entrer, cette fois-ci, que tu t’es mis dans un état pareil ?

 

Comme il ignorait sa question taquine, Lise s’exécuta en silence. Une fois à l’intérieur, elle jeta son sac sur le fauteuil, enleva sa veste et l’entraîna aussitôt dans la salle de bains. Là, elle lava doucement le visage de son amant avec de l’eau et un antiseptique.

 

- Ne t’en fait pas. Je vais soigner ce petit bobo.

- Je savais bien que tu serais une infirmière formidable et que tu soignerais tous mes maux…

- Avant de soigner quoi que ce soit, il faut d’abord savoir de quoi on souffre…

- J’ai mal au cœur…

- Tu as envie de vomir ?

- Mais non…

- Tu devrais quand même passer une radio. On ne sait jamais. Tu as peut-être le nez cassé.

 

Le ton de Lise était léger. Broche ne savait pas vraiment s’il devait prendre au sérieux ce qu’elle venait de lui dire ou bien si elle continuait à le taquiner. Aussi préféra-t-il faire comme s’il n’avait rien entendu et se décida à lui donner une explication :

 

- J’ai eu l’idée stupide de me taper les huit étages à pied en courant, histoire de faire un peu d’exercice. En sautant une marche à chaque fois… Un truc de con, quoi. Et puis j’ai trébuché sur la dernière marche du premier étage. Tu te rends compte ? J’aurais pu me casser les dents… Finalement, j’ai pris l’ascenseur.

 

La jeune femme éclata de son rire rocailleux. Elle retira le t-shirt souillé par une tache de sang, puis commença à lui caresser le ventre. C’était agréable. Il ferma les yeux et se concentra sur le parfum vanillé. Lise déboutonna la braguette du jean pour glisser une main baladeuse dans le caleçon. Surpris par ce comportement si direct, il ouvrit les yeux et son regard rencontra les rayons lumineux de sa fliquette, qui arborait un sourire coquin. Il trouvait ça de plus en plus agréable. Finalement, elle lui fourra sa langue dans la bouche en lui empoignant le sexe ô combien turgescent.

 

- Allez, viens, chuchota-t-elle entre deux baisers fougueux. Je vais te faire oublier ça… Et tu vas voir, c’est un excellent exercice pour garder la forme… Beaucoup plus agréable que de se taper huit étages en courant…

 

Lise Emoix le tira délicatement jusque dans la chambre en le tenant fermement par le pénis. Jean Broche n’opposa aucune résistance. Elle le déshabilla complètement, l’assit sur le rebord du lit et s’agenouilla devant lui pour entreprendre une fellation de luxe. Effectivement, il oublia la douleur de son nez, de son foie, ses souffrances existentielles, le flic au crâne rasé et tout le reste. Après quelques minutes de soins intensifs, Lise cessa ses sucions et se releva pour se dévêtir entièrement. Elle ne conserva que le foulard en soie bleue qui retenait ses cheveux. Broche l’attrapa tendrement par la taille et la retourna. Le choc fut si intense qu’il en tomba à genoux.

 

- Excuse-moi, Lise… Je suis vraiment impardonnable. Je ne t’ai encore jamais dit que ton cul a un joli sourire. Quelle ingratitude… Pourtant, lui ne m’en veut pas. Il me sourit toujours autant. Hmm, à quelques centimètres à peine de tous mes sens. Oh, Lise, j’en reste interdit… Ce cul est unique… Il est inique dans sa splendeur et je souffre de savoir que jamais je ne pourrais vivre en tête à tête avec lui. Oh, laisse-moi l’embrasser encore et encore… Hmm, laisse-moi le toucher…

 

- Tu es gentil, dit-elle en pouffant. Mais n’en fais pas trop, tout de même. Ce n’est qu’un cul.

- Non ! C’est LE CUL ! L’originel. Le cul où tout commence… Et le cul où tout s’achève… Le cul de ma fin…

 

Lise éparpilla quelques grains de sables d’un rire chaleureux et se retourna vers son amant. Broche détaillait ce beau sexe impudique à peine voilé par quelques poils blonds. Cette fente secrète à l’origine de tant de misogynie et de phallocratie.

 

- Maintenant, mon petit poète, c’est à mon tour d’avoir les yeux bandés, lui dit-elle en dénouant son foulard. Et tu vas aussi me passer les menottes. Je veux être ta prisonnière. Tu vas pouvoir faire ce que tu veux de moi…

- Quoi ? demanda Broche en levant la tête vers son astre.

- Tu as très bien entendu. Alors ne me fait pas répéter.

 

Le regard lumineux de Lise remplissait les prunelles sombres de Broche. Et cette façon qu’elle avait de le fixer sans détour l’excitait terriblement. On dirait qu’elle a très envie de se faire baiser, lui chuchota la voix intérieure. Son érection ne faiblissait pas. Mais son esprit était troublé par des images qui se superposaient : les yeux bleus de Lise apparaissaient sur une paire de fesses bien rondes, le sourire de sa bouche alternait avec celui de son cul, un cul droit sur ses cuisses qui s’étirait par le mouvement… Mais il y avait pire encore. Broche ne pouvait empêcher l’autre de penser au cran d’arrêt. Non pas qu’il lui soufflait de s’en servir, non, il faisait juste qu’y penser. Mais c’était déjà trop pour Broche. Il tentait de repousser cette pensée qui n’émanait pas de lui, de songer plutôt à l’amour qu’il éprouvait pour Lise, mais l’idée du couteau jaillissait aussitôt. Va-t-en, lui ordonna sa conscience, tant qu’il en est encore temps. Broche regardait cet amour aux yeux bleus qui lui souriait toutes fesses dehors. Il en avait assez de s’enfuir. Il n’allait pas fuir toute sa vie devant la femme de sa vie. Tu n’es pas un lâche, lui dit la voix intérieure, tandis qu’il se relevait.

 

La jeune femme lui tendit le foulard. Attends, lui dit-il, pas ici. Broche avait déjà remarqué la barre de musculation fixée dans l’ouverture qui reliait le séjour au salon. Il pensait que l’endroit conviendrait parfaitement à ce qu’ils allaient faire. Aussi la prit-il par la main et l’entraîna lentement. Lise se laissait guider sans poser de questions, émettant un petit rire rauque tout en lui reluquant les fesses.

 

- Le sourire de ton petit cul n’est pas mal non plus, complimenta-t-elle.

- Merci. Mais je le trouve quand même un peu pincé.

- Oh, mais c’est normal, ça. Il faut juste le dérider plus souvent…        

  

Lise égrenait un rire trivial qui la laissait sans force tandis que Broche suspendait les menottes à la barre avant de les lui passer aux poignets. Après s’être assuré qu’elle n’en souffrait pas trop, il lui banda les yeux à l’aide du foulard en soie bleue. Ensuite il entama les préliminaires, prodiguant caresses savantes et tendres attouchements, alternant effleurements et pressions, jouant avec le dos et la paume de ses mains, la pulpe des doigts, le bout des ongles et la fleur de ses lèvres. Pas un seul centimètre carré de peau n’était négligé. Quelques minutes plus tard, alors que sa captive s’humidifiait en soupirant, Broche l’enlaçait de toute sa tendresse, l’embrassait de tout son amour et la pénétrait lentement. Il sentait les chaudes parois vaginales de sa partenaire se contracter autour de son pénis. C’était pour lui comme une récompense. Aussi restait-il là, tout au fond d’elle, sans bouger, contrôlant sa respiration et ses pensées. Mais voilà qu’une idée désagréable vint subitement troubler sa sérénité : il avait oublié d’enfiler un préservatif. Tant pis, se dit-il. Trop tard… Je suis trop bien, là-dedans… Et je voudrais ne plus en ressortir… Nathalie avait raison… Une fois dedans, les hommes ne peuvent plus s’arrêter…

 

Le souvenir de cette jeune femme avait ainsi jaillit de sa mémoire et avec elle le parfum au jasmin. Et maintenant il se souvenait enfin. Oui, la première femme avec laquelle il avait essayé de faire l’amour portait un foulard en soie bleue parfumé au jasmin. Un foulard en soie bleue comme celui qui bandait les yeux de Lise… Mais la situation n’était pas la même. Cette fois-ci, tout allait bien se passer. L’adolescent inexpérimenté, naïf et timide, avait fait place à un homme mûr… Á un criminel, rectifia sa conscience. Et l’idée du cran d’arrêt revenait tournoyer dans sa mémoire. Broche la repoussait violemment et se concentrait sur ses subtils coups de reins.

 

Les amants échangèrent d’abord quelques paroles sensées comme prends moi fort, tu sens si bon la vanille, ne t’arrête jamais, j’aime tes seins, c’est si bon, j’aime ton cul, oui continue, j’aime ton corps, mon amour, je voudrais que ça ne s’arrête jamais, moi non plus, tu sens bien ma bite ? oh oui, elle est toute à toi, merci, et tu sens mon âme ? ouiii, etc. Mais à mesure que les minutes passaient, les mots perdaient leur signification et n’étaient plus suffisants pour exprimer tout ce que Lise Emoix et Jean Broche ressentaient. Et même s’ils essayaient encore de formuler quelques phrases pour communiquer intelligiblement, ils étaient incapables de les énoncer distinctement car leur souffle s’épuisait autrement. Alors affluaient voyelles ouvertes et fermées, onomatopées sensuelles ou ridicules, gémissements signifiants, soupirs reconnaissants, respirations saccadées, etc.

 

Malgré les protestations de Lise, Broche quitta brusquement le vagin clapotant. Il avait senti venir l’éjaculation et souhaitait retarder le processus afin de faire durer un plaisir dual. Alors, le temps de récupérer, il caressa sa partenaire avec son ventre et ses joues, l’excita avec la langue et même du bout du nez en oubliant la douleur. Mal lui en prit. Lise était surexcitée. Et exigeante. Elle enserrait si fort de ses cuisses la nuque de Broche qu’il ne parvenait plus à se dégager. Plus moyen de respirer. Á la limite de la suffocation, et malgré le poids de Lise sur ses épaules, il réussit enfin à se relever. Reculant d’un pas, il tirait en arrière de toutes ses forces en essayant de desserrer l’étau musculaire. Elle finit par lâcher prise à regret car un orgasme s’annonçait. Broche tomba à la renverse. Sa tête heurta un coin de la table du séjour et il s’évanouit. Lise, dont les yeux aveugles ne passaient pas l’information et dont les oreilles avaient perçu la chute, réclamait en vain des explications. Mais à ses questions ne répondait que le silence.

 

Broche reprit connaissance quelques secondes plus tard, mais il lui fallut encore un instant pour réaliser où il était et ce qui venait de se passer. Tout en se massant le crâne, il leva les yeux et fut de nouveau excité par le spectacle de cette femme nue qui gesticulait, attachée les bras en l’air et les yeux bandés. Elle s’inquiétait :

 

- Mais qu’est ce qu’il y a ? Jean ? Réponds-moi…

- Je suis tombé. Mais ça va…

En effet, son érection était de nouveau conséquente.

- Lise, tu es si belle… Si désirable…

 

Il se releva et enserra sa captive par la taille pour l’embrasser longuement, frottant son corps contre le sien, caressant son dos, ses cuisses, lui écartant les fesses.

 

- Prends-moi, lui murmura-t-elle. J’en peux plus…

 

Alors il lubrifia son gland à la source du vagin avant de la retourner pour l’enculer tendrement. Elle émit un gémissement rauque. Il allait et venait le plus lentement possible. Sa bouche s’activait également sur la nuque et les épaules de Lise en sueur, ainsi que ses mains sur le ventre brûlant, les seins et les mamelons durcis, sans négliger un clitoris tendu. Il essayait de faire durer tant qu’il pouvait leur plaisir. Lise gémissait crescendo tandis qu’il ahanait. Dès qu’il la sentit vibrer, il se laissa jouir également.

 

Mais peu à peu un vague sentiment de déception l’envahissait. Voilà, ils avaient jouit… Et maintenant ? Qu’allaient-ils faire ? Parler de choses et d’autres ? Faire des projets ? Sa conscience le mettait en question : pouvait-il sérieusement envisager une suite à cette histoire ? En avait-il seulement le droit ? Lise méritait autre chose que de tomber amoureuse d’un tueur. Il n’était pas digne d’elle. Broche se sentait frustré à l’idée de ne pas pouvoir entretenir une relation normale avec cette femme. Et rageait de ne pas trouver de solution à son problème. Ou plutôt de savoir qu’il n’y en avait qu’une… Leur histoire n’aboutissait à rien et devait s’achever au plus vite. Avant qu’il n’y ait des dégâts.

 

Broche, qui s’affaissait sur lui-même, la saisit par les hanches pour ne pas s’effondrer sur le sol. Il s’agenouilla et plongea délicatement son nez dans le rictus de ce cul en sueur, fermant les yeux pour retarder la confrontation. Suspendre le temps. Le temps d’une respiration. Lise se tortillait et faisait entendre sa voix rocailleuse :

 

- S’il te plaît, détache-moi. J’ai les bras qui fatiguent. Et j’ai mal aux poignets.

 

Broche avait bien entendu le son de cette voix si particulière, qui s’infiltrait dans ses oreilles ouatées par le délire, mais son cerveau ne répondait pas à la demande. Lise haussa le ton en lui donnant des coups de fesses. Aussitôt le nez de Broche le lança douloureusement.

 

- Mais qu’est-ce que tu fais ? s’impatientait-elle. J’ai mal !

 

Lise lâcha un petit pet sec qui les sépara aussitôt. Broche tomba à la renverse en ouvrant les yeux. Elle s’excusa, et se mit à rire nerveusement. Elle lui demanda de nouveau de lui enlever ses menottes. Mais Broche demeurait silencieux. Assis en tailleur et les mains jointes, il contemplait ce joli petit cul qui lui souriait sans se lasser. Lise insista d’une voix autoritaire :

 

- Alors ? Qu’est-ce que tu attends ? Détache-moi, tu m’entends ?

- C’est moi, belle callipyge, l’effaceur de sourires…

- Hein ? C’est quoi, ce délire ?

- Je suis un tueur de culs…

- Je n’ai pas envie de plaisanter. Il faut que je retourne travailler, maintenant.

 

Lise remuait tant qu’elle pouvait en tirant sur les menottes, mais la barre de musculation était bien fixée. Elle se retourna dans son effort, présentant ainsi son côté face, alors Broche la saisit par les chevilles et l’immobilisa dans le bon sens afin de considérer ce cul au sourire baveux.

 

- Lise, écoute-moi. J’ai des choses à te dire…

- Alors détache-moi.

- Non. Si tu me regardes, je n’aurais plus le courage de parler.

- Si tu veux, je garderais le foulard sur les yeux. Mais enlève-moi ces menottes…

- Pas encore…

- Mais j’ai mal !

- Mois aussi… Et ça fait des années que je souffre. Quelque chose me ronge de l’intérieur…

- Tu es malade ?

- Oui…

- C’est grave ?

- Oui…

- Tu as consulté plusieurs médecins ? Il ne faut jamais se contenter d’un seul avis, tu sais…

- Ce n’est pas ce que tu crois.

- Mais je ne crois rien, enfin ! Dis-moi au moins de quoi tu souffres ?

- C’est dans la tête… Parfois, je suis un autre… Mais il n’est pas moi, tu comprends ? Il se sert de mon cerveau pour penser à ma place. Il me parle comme si on était des intimes. Mais je ne le connais pas, moi. Et je ne peux pas le faire taire. Ni le fuir… Je suis coincé, Lise. Tu comprends ?

- Tu as déjà consulté un psychiatre ?

- Tu penses que je suis fou, hein ?

- Je pense que tu dois consulter un médecin spécialiste de ta maladie. Tout simplement. Allez, détache-moi…

- Et c’est quoi, ma maladie, d’après toi ?

- Je ne suis pas médecin.

- Non. Tu es un flic. Et tu cherches un tueur…

- Je ne vois pas le rapport.

- Tu refuses de comprendre, n’est-ce pas ?

- Qu’est-ce que je dois comprendre, exactement ?

- Tu veux des aveux ?

- Mais de quoi tu parles ? Enlève-moi ces menottes, maintenant…

- Lise… Je crois que je suis amoureux de toi…

- Tu veux bien me détacher ?

- Et toi ? Tu m’aimes ?

- Jean, tu crois vraiment que je suis dans une situation idéale pour faire ce genre de déclaration ? Les mains attachées et les yeux bandés ? J’ai mal aux poignets, aux bras… J’en peux plus…

- Qu’est-ce que tu vas faire si je te détache ?

- Je vais commencer par prendre une douche. Ensuite, je vais m’habiller. Et puis après, on pourra discuter tranquillement, si tu veux…

- Te doucher ? T’habiller ? Mais j’ai encore envie de toi, Lise…

- Pas moi ! Pas maintenant…

- Je t’en prie, Lise… Une dernière fois…

- Détache-moi !

- Lise…

 

Et voilà que l’autre bandait tandis que la jeune femme perdait patience. Elle ne supportait plus d’être attachée de la sorte, nue et les yeux bandés. Elle souffrait et voulait voir. La tension s’installait sournoisement. Sous l’effet d’une peur incompréhensible, ou plutôt qu’elle refusait de comprendre, d’accepter, Lise se laissait gagner par la colère. Elle paniquait. Ses mots se transformaient en cris insupportables, coupants comme des bouts de silex. Et Broche saignait de l’intérieur. Les pulsations de son cœur s’accéléraient, son corps était brûlant, ses tempes vibraient de douleur, son nez le démangeait, une violente migraine le lançait. C’est fini, lui chuchota la voix intérieure. Elle a compris. Alors prends-là une dernière fois…

 

Broche se précipita dans la chambre, ramassa son pantalon pour fouiller fébrilement dans les poches et en ressortit le couteau à cran d’arrêt. La lame jaillit dans un petit clic métallique. Cette main blanche armée qui ne lui appartenait plus tremblait. Des yeux durs qui n’étaient plus les siens le fixaient avec défi. Baise-là, lui dit la voix intérieure. C’est ta dernière femme…

 

L’autre retourna se planter derrière Lise qui se démenait en criant comme une hystérique. Il s’approcha tout près d’elle, les neurones en fusion, le regard obnubilé par les fesses frémissantes de la jeune femme, tandis que Broche se débattait violemment quant à la décision : la délivrance définitive de la lame ? Ou le plaisir éphémère d’une pénétration ?

 

- Comme je voudrais que tout s’arrête, murmura-t-il. Comme ça. D’un seul coup. Plus de lumière. Plus de son. Plus d’odeurs. Et puis la paix… La sérénité… Le plaisir est un puissant antalgique, tu sais ?

- Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

- Le sourire des culs est trompeur…

- Détache-moi !

- Le sourire des culs est moqueur…

- Détache-moi !

 

Jean Broche enfonça son sexe dans l’anus de Lise, qui hurla de douleur et protesta d’une voix rauque. Mais lui n’entendait pas ces plaintes, ne comprenait pas ce refus. Ils étaient amants, non ? Alors, il effectuait de lents mouvements en la tenant fermement par les hanches. Il s’imaginait lui faire l’amour comme jamais il ne l’avait fait jusqu’à ce jour. Mais Lise n’était plus du tout consentante. Et ce viol la rendait haineuse.

 

- Arrête ! 

- Oh, ma belle callipyge, le plaisir et la douleur se mêlent et s’emmêlent…

- Arrête ! 

- Ton cul… Rond comme une planète souriante à mon orbite… Ton cul en révolution permanente dans mon espace de gravité… Ton cul… Capsule d’éther… Ma queue fusée… Big Bang !

 

Lise poussait des cris terribles qui ne faisaient qu’exciter l’autre. Cette voix rocailleuse lui tailladait le cerveau. Les pensées belliqueuses de Broche se heurtaient violemment. Baise-là bien jusqu’au bout, disait la voix intérieure. Tu n’es donc pas fatigué de tuer ? lui demanda sa conscience. Tu n’en as pas assez de souffrir ? Si. Il voulait en finir avec tout ça. Il désirait seulement avoir la paix. Transporté par un puissant orgasme, Jean Broche se trancha le pénis à la base en poussant un sinistre grognement de bête blessée, et l’enfonça profondément tel un vulgaire suppositoire avant de sombrer dans un trou noir.

 

Quelques heures plus tard, l’enquêteur Albert Ledoux, qui n’arrivait pas à joindre sa supérieure et qui s’inquiétait de son absence, se rendit chez elle. Il la découvrit attachée à sa barre de musculation, nue et les yeux bandés. Mais ce n’était pas le moment de profiter d’un spectacle qui lui aurait apporté bien des satisfactions dans d’autres circonstances, car aux pieds de Lise Emoix gisait le corps nu et émasculé de Jean Broche. L’enquêteur cherchait des yeux, mais en vain, la partie manquante dans une flaque de sang déjà coagulée. Il se dépêcha de détacher l’inspectrice, lui posant toute une série de questions, d’abord sur sa santé, puis sur le déroulement des faits. Pour toute réponse, la policière s’accroupit afin d’éjecter le corps étranger. Alors Ledoux comprit avec horreur ce qui s’était passé et n’osa plus la questionner sur le sujet.

 

Jean Broche avait succombé à une hémorragie provoquée par la section de son pénis. L’affaire fut classée.

 

Choquée par les derniers évènements de sa vie, l’inspectrice Lise Emoix suivit une longue cure de repos dans une clinique spécialisée. L’inspecteur principal Magret et l’enquêteur Albert Ledoux lui rendirent visite à plusieurs reprises. Á sa sortie, elle préféra quitter Toulouse et obtint sa mutation dans les bureaux de la police administrative de Bordeaux, sa ville natale. Là, entourée de sa famille, elle essayait de se reconstruire une vie.

 

L’enquêteur Albert Ledoux démissionna quelques temps après le départ de sa collègue. Il entama une procédure de divorce, abandonna le peu qu’il possédait à sa femme, et quitta définitivement la métropole. Aux dernières nouvelles, il mènerait une vie de pêcheur en Polynésie.

 

L’inspecteur principal Magret fut également secoué par ce qui était arrivé à Lise Emoix. Il avança sa retraite et se retira dans le Gers afin de travailler dans la propriété de sa femme qui élevait des canards.

 

Letétu bénéficia d’un avancement. Mais quelques temps après, il fut muté dans le nord-est pour des raisons obscures.