Paula Da Cruz

 

 

Je marche d'un pas rapide et assuré. Mes hauts talons résonnent sur le trottoir de la rue Denfert-Rochereau. Je suis consciente que mon déhanchement moulé dans cette courte robe noire est très sexy. Parfois une douce brise la soulève subrepticement et vient rafraîchir mes cuisses. C'est très agréable, car le goudron exhale encore toute la chaleur accumulée durant la journée. Mais je me garde de sourire et fixe toujours le sol, d’une part pour me préserver des nombreuses crottes de chiens, de l’autre pour ne pas encourager les hommes que je croise à m’aborder. Certains s'arrêtent pour me regarder. D’autres me lancent des mots pointus comme des crochets de boucherie. Je suppose même qu’ils se retournent pour reluquer mon cul. Mais je ne suis pas celle qu’ils s’imaginent. Ils n’ont qu’à s’adresser à des professionnelles. Il y en a justement trois alignées à quelques mètres les unes des autres, qui prennent le frais et attendent le client. Elles ont toutes la cinquantaine déformante. Je me demande comment elles peuvent encore gagner de l’argent, comment elles arrivent encore à faire bander les hommes. Certainement qu’elles se sont spécialisées dans la détresse sexuelle la plus miséreuse...

 

C’est la première fois que j’ose marcher de nuit et toute seule dans cette rue étroite qui mène place Belfort. Les façades sales et lépreuses de vieilles maisons alternent avec des sex-shops glauques, une épicerie de nuit, des restaurants vietnamiens, un bar américain, une sandwicherie turque, une boucherie casher et le tatoueur portugais au numéro vingt-cinq. Sa spécialité : l'œillet rouge. Mes yeux discrètement maquillés cherchent furtivement l'enseigne lumineuse que m'a indiquée Luísa. D'après elle, António a pour habitude de travailler tard. J'ai donc une chance de le trouver dans son salon à cette heure, ne serait-ce que pour prendre rendez-vous.

 

António et Luísa se sont rencontrés sur les berges de la Garonne. Elle était assise sur un banc avec une monographie de Vieira da Silva. António se baladait dans le coin. En passant derrière elle, il a reconnu les peintures de l’artiste et s’en est servi comme prétexte pour aborder Luísa. La conversation s’est prolongée et finalement ils sont allés prendre un verre. Luísa envisageait depuis longtemps de se faire tatouer un œillet rouge. Son côté romantique… Alors, quand elle a su qu’il était tatoueur, ça n’a pas traîné. Il paraît que ça ne fait pas trop mal. Enfin, ça dépend des endroits, je suppose... Une fois la séance terminée, il a refusé de se faire payer. Et comme elle tenait à le remercier d’une façon ou d’une autre, il lui a demandé de poser nue pour lui. J'ai du mal à imaginer la pudique Luísa se déshabiller et accepter d'exhiber son corps devant un inconnu. Et pourtant, la semaine suivante, la chose s’est produite. Je fais allusion aux séances de poses, bien sûr, mais également au sexe... Car ensuite, ils ont fait l'amour. Elle m’a dit qu’il fait ça vachement bien, en prenant le temps, avec douceur et attention. Ça change des mecs de notre âge, toujours impatients de tirer un coup, et qui ne savent pas trop quoi faire avec un corps de femme entre les mains si ce n’est d’imiter les mâles dominants qui gigotent dans les films pornos...

 

Enfin, tout ça, c’est du passé. Ils ne sont plus ensemble. Alors depuis cette fameuse nuit où elle m’a proposée en riant de coucher avec lui, ça me travaille. Bien sûr, sur le moment, ça m’avait fait rigoler aussi, mais... Ah ! je vois l'enseigne lumineuse avec l'œillet rouge qui clignote. Ça doit être encore ouvert. Oh ! ça s'est éteint... J'arrive à temps, on dirait. Ah, je vois quelqu’un qui sort... C'est certainement lui qui ferme le salon. J'accélère mes pas pour l'aborder.  

 

 

António Bento

   

Dix heures! Il était temps que je ferme... Quand je travaille sur des nouveaux modèles, je ne vois pas le temps passer. Mais ça ne veut pas forcément dire que je fais du bon travail. Aujourd’hui, je n’ai eu que deux clients. Ça ne fait pas rentrer beaucoup d’argent... Tiens, d’où vient cette nocturne apparition? Et la voilà qui me sourit. Ça fait du bien par où ça passe... En plus, c’est une jolie fille. J’ai toujours eu un faible pour les brunes latines. Et puis cette robe noire, moule soyeux de son superbe corps, c’est vraiment trop craquant... Je lui rends aussitôt son sourire.

 

- J'arrive trop tard ?

- Ce timide accent portugais, que je n’ai aucun mal à identifier, me chatouille nostalgiquement les oreilles. Dans un élan de sympathie j'ouvre aussitôt la porte, éclaire le salon et l'invite d’un signe à me suivre à l'intérieur.

Comme dit le proverbe : il n’est jamais trop tard. Et ce soir je ne suis pas pressé. Personne ne m’attend. En plus, j'aime bien mon travail. Notamment quand il s'agit de le faire sur une jolie femme.

 

Elle me remercie avec un sourire radieux. C’est un régal car ses lèvres sont charnues et appétissantes comme des fruits sans colorants. Elle entre, suivie d’un souffle parfumé au jasmin. Je me dépêche de fermer la porte à clé pour ne pas être dérangé par une visite tardive qui briserait le charme ambiant. Elle fait le tour de la pièce, observe les instruments de travail et les photos de mes meilleurs tatouages fixées aux murs.

 

- Vous tatouez beaucoup de jolies femmes ?

- Pas autant que je le voudrais.

Elle me dévisage en élargissant son sourire et je découvre de nouveau ses belles dents blanches sagement alignées. Je m’approche un peu pour respirer son parfum.

- Non, je plaisante. Ici toutes les femmes sont belles et tous les hommes sont beaux.

- Vous avez l’esthétisme bienveillant ou bien est-ce simplement le slogan d’un bon commerçant ?

- Je vais vous expliquer : puisque les personnes qui viennent ici n’offrent à mon regard professionnel qu’un bout de peau à considérer, je n’ai pas une notion macro esthétique de la beauté mais plutôt une vision micro esthétique. Vous comprenez ?

- Oui, je crois...

- Alors ? Que puis-je faire pour vous ?

- Je suis une amie de Luísa.

 

Un flot de souvenirs plus ou moins agréables resurgit soudain et j’en suis tout ému. Cette chère Luísa a marqué définitivement ma mémoire. Essayerait-elle de reprendre contact par l’intermédiaire de cette belle messagère ?

 

- Comment va-t-elle ?

- Il me semble que ça va. Enfin, vous la connaissez…

- Pas tant que ça, finalement. On s’imagine connaître les gens parce qu’on les fréquente, alors on s’installe paresseusement sur nos considérations, et puis au moment où l’on s’y attend le moins ils nous surprennent et on se retrouve comme des cons.

- C’est ce qui vous est arrivé ?

- Oh... ça arrive tous les jours à tout le monde.

 

Allons bon... J’aurais mieux fait de laisser de côté mes théories fumeuses. La voilà qui cherche à savoir. Á son propre compte, ou bien est-elle en service commandé ? De toute façon je n’ai pas du tout envie de lui raconter mes mémoires.

 

- Mais dites-moi, c’est bien un accent portugais qui flatte ainsi mes oreilles ?

- Oui. Excusez-moi, je ne me suis pas présentée : Paula Da Cruz.

- Ravi de faire votre connaissance, Paula. Je suppose que vous êtes aussi étudiante ?

- Oui.

- En histoire de l'art, comme Luísa?

- Non. Je suis venue ici pour passer ma maîtrise de français.

- Il n’y a rien de plus efficace que l’immersion in vivo dans la culture d’un pays pour en perfectionner la langue.

- Oui, et ça fait voyager.

 

Bon, c’est très intéressant tout ça, mais j’aimerais bien savoir ce qu’elle me veut. Est-elle ici simplement pour un tatouage ou bien pour tâter le terrain avant la venue de Luísa ?

 

- Bien! Mais vous ne m’avez toujours pas dit ce que je peux faire pour vous.

- Vous lui avez tatoué un œillet rouge sur l’épaule.

- C’est exact. Vous désirez la même chose ?

- Un oeillet, oui, mais ailleurs.

- Mais où vous voudrez...

 

C’est quoi ce petit rire coquin ? Et ce regard chaud comme de la braise ? Elle me cherche, là, ou quoi ? Parce que jolie comme elle est, si elle commence à m’allumer, je vais me consumer sur place, moi. Il faut que je sache.

 

- Luísa est à Toulouse, en ce moment ?

- Non. Elle est retournée à Lisbonne.

- Définitivement ?

- Vous devriez savoir qu'avec Luísa rien n'est jamais vraiment définitif.

- Je sais. En tout cas, dites-lui que si elle revient sur Toulouse, j'aurais plaisir à la revoir.

- Je crois qu'elle a très envie de vous revoir aussi.

 

Ah, nous y voilà. La belle Paula serait-elle donc venue prendre la température ? J’ai quand même du mal à imaginer qu’elle vient se faire tatouer uniquement pour faire plaisir à sa copine. Il y a quelque chose qui m’échappe.

 

- Vous le voulez où, alors, ce tatouage ?

- Sur ma cheville gauche. Côté extérieur.

- Vous êtes sûre de ne pas vouloir des ailes ? Une petite sur chaque cheville. Pour être la première messagère ailée lusitanienne.

 

 

Son petit rire coquin me fait complètement craquer. Elle est vraiment jolie. Mais ce n’est certainement pas un ange. Faut qu’elle arrête de me regarder comme ça.

 

- Vous en avez pour combien de temps, environ ?

- Ça dépendra du motif. Vous le voulez comment, cet œillet ?

- Et bien, à vrai dire, je ne sais pas trop. Vous avez des propositions à me faire ?

- Des tas…

 

Et la voilà qui ricane adorablement. Son regard fouille mes yeux jusque dans mon pantalon. Allons, un peu de concentration.

 

- Mais pour commencer, je vais vous dessiner quelques modèles.

- D'accord.

- Je peux jeter un œil sur le support ?

- Pas de problème.

 

Elle lève gracieusement une jambe et pose son talon haut sur un tabouret. Ouah...

 

- Vous avez de bien jolies chevilles.

- Merci.

 

J’attrape mon cahier à dessin et je laisse filer mon imagination. Paula se penche sur mon épaule. Son parfum vient titiller mes narines. Je sens qu’elle m’observe. Je pourrais dessiner un sexe en érection qu’elle ne s’en rendrait même pas compte. C’est là qu’il faut regarder, coquine, tout au bout de ma mine. Au bout d'une dizaine de minutes, elle finit par se décider sur un des modèles ainsi que sur sa dimension. Je lui en suis reconnaissant car mon imaginaire allait finir par pervertir mon trait de crayon.

 

- Bon ! Si vous voulez bien passer à côté, je vais d'abord désinfecter la surface à tatouer.

- Ah bon ?

- Oui. Avec un savon antiseptique. Asseyez-vous là.

 

Houlà... Elle sait que je vois sa petite culotte et ça n’a pas l’air de la gêner. Au contraire. On dirait bien que ça l’amuse. Moi, ça m'excite terriblement. Alors je prends mon temps.

 

- Pourquoi voulez- vous un œillet ?

- J'aime les fleurs et en particulier les œillets.

- C’est juste pour des raisons esthétiques ?

- Je suis Portugaise et j'aime les révolutions. Ça vous va, comme raisons ?

- Oui, ça me va.

 

Si elle me cherche, elle va me trouver :

 

- Et si je vous proposais un marteau et une faucille ?

- Hein ?

- Oui, un motif sur chaque fesse. Ça serait pas mal, non ? Ou bien alors un portrait d’Ernesto Guevara sur le sein. Ça serait très romantique, non ?

 

- Un sein pour le Che, un sein pour Castro !

- Noon ! Pas cette fripouille sénile ! Elle ternirait votre joli sein blanc. Je vous propose plutôt le Che d'un côté et le Christ de l'autre. Qu'est-ce que vous en dites ? Ça serait vraiment très romantique, ça, non ?

 

Son petit rire cesse lorsque je lui demande de s’allonger sur la table de travail. Elle vient de comprendre que les choses sérieuses vont commencer. Paula réalise soudain pourquoi elle est là et me demande si ça va faire mal. Après l’avoir rassurée de mon timbre le plus doux, j’introduis un c.d. de fado dans ma mini-chaîne, histoire de détourner son émotion. Beatriz da Conceiçao s’occupe aussitôt de ses saudades tandis que je m’applique sur sa peau.

 

La première partie de mon travail se termine pratiquement en même temps que le disque. Malgré mon émotion, ma main n’a pas tremblée. C'est ce qui s’appelle avoir de la conscience professionnelle. Paula est toujours allongée, les bras le long du corps et le visage tourné vers moi. Je lui présente un miroir pour qu'elle puisse examiner le dessin sans se contorsionner. Elle y jette un œil puis se redresse, croise la jambe et prend son temps pour regarder l’œillet, tandis que je reste hypnotisé par la blancheur de sa culotte. Elle lâche un super ! admiratif qui attire mon regard sur son visage. Sa langue vient lubrifier lentement ses lèvres. Et puis elle sourit, me sourit, se lève et fait quelques pas sans quitter des yeux sa cheville. Ensuite elle revient vers moi, pose délicatement son joli petit pied gauche sur le tabouret, juste entre mes cuisses, et plonge ses yeux dans les miens. C’est sûr, elle me cherche. Mais je fais des efforts pour ne pas reluquer le museau de sa culotte immaculée. Elle me dit qu'elle est ravie. Je suis heureux. Et je me mets à bander tout en lui expliquant qu’elle devra revenir la semaine prochaine pour la couleur.

 

- D’accord. Et ensuite, vous allez également me proposer de poser nue pour vous, en échange de votre travail ?

- Je constate que Luísa sait raconter de belles histoires.

- Moi aussi j'aime les belles histoires.

- Eh bien, cet œillet, je vous l'offre.

  

 

Luísa Esteves

   

Le Tejo est tranquille, ce soir. L'onde bleue masse mollement le flanc des bateaux amarrés le long de la capitainerie. Et toi, Tónio, qui masses-tu en ce moment ? La belle Paula ? Je sais que tu aimes ce genre de fille, longue et fine avec des courbes féminines, un visage nature aux sourires craquants, jeune, gaie et vive. Et je suis sûre que tu vas lui plaire. Nous sommes toutes deux attirées par les hommes dont les yeux reflètent les traces imperceptibles et cruelles de la vie. Tu es de ceux-là, Tónio. Elle va succomber à ton charme de brun ténébreux et se laisser bercer par ta voix grave et sensuelle.

 

Il faut dire que j’ai bien préparé le terrain. Après notre séparation, ça n’a pas été facile de me retrouver sans toi. Je m’en voulais beaucoup de t’avoir quitté. Je ne me sentais pas bien du tout. Paula tentait de me remonter le moral comme elle pouvait. On discutait souvent, le soir. Je lui parlais de toi. Que des compliments. Si bien qu’elle ne comprenait pas pourquoi j’étais partie. Elle me conseillait même de reprendre contact avec toi. Mais tu me connais, je suis trop fière. Une nuit où l’on avait un peu bu, j’ai proposé à Paula de t’essayer, juste par curiosité, pour la changer des mecs de notre âge. Et par défi. Elle a ri et m’a répondu chiche ! Je ne me suis jamais fait un vieux. On a bien rigolé... Mais je suis sûre que cette idée ne lui déplaisait pas.

 

Paula est comme ça. Animale. Instinctive. Alors quand elle m'a dit, juste avant mon départ pour Lisbonne, qu’elle voulait aussi se faire tatouer un oeillet rouge, j’ai compris qu’elle s’était décidée... Tiens ? Qui m’appelle à cette heure-ci ?

  

- Sim ?

- Olá, Luísa !

- Tiens ! Salut, Paula. Justement, je pensais à toi.

- En bien, j'espère. Désolée de t'appeler si tard, ma grande. Je me suis dit que j'avais peut-être une chance de t'avoir avant que tu n'ailles au lit.

- Tu as bien fait. Alors, quoi de neuf ?

- Je sors à l'instant de chez ton tatoueur.

- Tu lui as dit qu’on se connaissait ?

- Oui.

- Et alors ?

- Et alors j’ai un bel oeillet à ma cheville gauche. Ça m’a fait un peu mal, mais il a fait du bon travail. Il a mis un c.d. de fado pour l’ambiance, et il me parlait de temps en temps de sa douce voix grave. C'était comme un euphorisant. Il a vraiment beaucoup de charme. D’ailleurs, je n’ai pas pu m’empêcher de l’exciter un petit peu en lui montrant ma culotte…

- Ça ne m’étonne pas de toi, coquine.

- Hihi ! Tu sais quoi ? Il m’offre le tatouage.

- Et toi, qu’est-ce que tu vas lui offrir ?

- Devine…

- Avec toi, ce n’est pas difficile… Il t'a parlé de moi ?

- Il m'a juste demandé de tes nouvelles. Et il m’a dit que ça lui ferait plaisir de te revoir.

- Ah...

- Je dois retourner le voir la semaine prochaine pour qu’il me fasse la couleur.

- Bon… Écoute, je pense retourner à Toulouse vendredi. Je te confirmerai ça. Alors on reparlera de tout ça les yeux dans les yeux. D’accord ?

- D’accord, ma grande. Comment va ta mère ?

- Ça va. Elle m’a demandé de tes nouvelles.

- C’est gentil. Tu lui feras mes amitiés.

- Bien sûr.

- Au fait ! On a reçu quelques factures.

- Et pas de lettres d'amour ?

- Pas encore. Mais il faut garder espoir.

- Oui. Allez, je t'embrasse.

- Bisous.

  

 Eh bien, la belle Paula n’a pas perdu son temps. La veille de mon départ, elle m’annonce qu’elle va se faire tatouer et une semaine plus tard elle arbore un œillet à sa cheville. Elle est incroyable. Je suis certaine qu’ils ont dû se plaire. Un homme ne peut pas résister à une fille comme Paula. D’autant plus si elle est déterminée à l’avoir. Et comme António est plutôt craquant, dans le genre ténébreux éternellement jeune... Je me demande s'il a pensé à moi pendant qu’ils étaient ensemble... Cette rencontre a peut-être réveillé chez lui des souvenirs... En tout cas, je suis sûre qu’il s'est passé quelque chose. Un simple geste, peut-être un mot, ou bien un regard, ça suffit pour faire passer le message. Et la voix de Paula trahissait une excitation que je connais bien. Oui, ils ont dû se plaire, sûr…

  

Ça fait une heure que je suis couchée et je n'arrive toujours pas à dormir. Ce coup de fil de Paula a déclenché en moi la machine à souvenirs. Et je revois cette journée ensoleillée de septembre sur les berges de la Garonne... António m’a abordée à propos de Vieira da Silva. Nous avons échangé des propos sur la peinture, puis sur la situation politique du Portugal. Ensuite nous avons bu une bière rousse à la terrasse d’un petit café sympathique. Nous avons parlé humanisme, le respect que doivent se témoigner les êtres humains en général et les hommes envers les femmes en particulier. Je me souviens encore de ce qu’il m’a dit pour conclure cette discussion : il reste beaucoup de travail à faire, car l'exigence historique d'une domination masculine incruste depuis trop longtemps notre mode de pensée. Sur ce point nous étions joyeusement d'accord, tendrement complices, irrésistiblement attirés l'un vers l'autre et résolus à se faire du bien. Quand j’ai su le métier qu’il exerçait, je lui avouais aussitôt mon désir d’avoir un tatouage particulier sur l’épaule : un œillet rouge. Il a répliqué en rigolant que c’était sa spécialité. Et le soir même je me retrouvais dans son salon de tatouage. António a dessiné plusieurs motifs avant que je n’en retienne un. Et puis il s’est mis au travail. Ça n’a pas été trop douloureux. Il avait mis un c.d. de Madredeus et j’écoutais la voix si aérienne de Teresa Salgueiro. Ah, saudades...

  

Et quand je suis revenue pour la couleur, une fois son travail terminé, António n’a pas voulu se faire payer. Mais il n’était pas question pour moi que je reparte en lui devant quelque chose. Alors je lui ai demandé ce qui lui ferait plaisir. Il n’a pas réfléchi longtemps et m’a répondu un nu de toi. Je suis restée un moment bouche bée sans savoir quoi lui répondre. Je ne m’attendais pas du tout à cette proposition. J’ai fini par lui demander s’il savait peindre. Il m’a répondu qu’il avait appris en autodidacte, et qu’à son arrivée à Toulouse, pour se faire un peu d’argent, il traînait souvent sur les berges de la Garonne pour faire des portraits de femmes. Mais ça ne lui rapportait pas vraiment car c’étaient souvent des étudiantes qui acceptaient et il leur faisait cadeau des dessins. Et il m'a souri... En me caressant de ses yeux si noirs et si tendres... Soudain il s'est passé quelque chose en moi. Un truc que je ne peux pas expliquer. J’avais tellement envie de lui... et de lui faire plaisir... Mais ma pudeur me remontait jusqu’aux joues. Il a rigolé et m’a dit je comprends que ça te gêne, ça ne fait rien, laisse tomber. Et il m’a raccompagné jusqu’à l’appartement. Pendant le trajet, on a parlé de tout sauf de ça. Mais je n’arrêtais pas d’y penser. Devant chez moi, je lui ai demandé de me laisser réfléchir. Il a ri et m’a dit que je n’étais pas obligée de faire ça, que je ne lui devais rien, et qu’on pouvait simplement se revoir pour passer un bon moment ensemble. J’ai dit d’accord.

  

Après quinze jours d'hésitations et de doutes, je me suis enfin décidée. António m’a accueilli par une plaisanterie pour me mettre à l’aise. Nous avons d’abord bu un thé au jasmin. Il attendait que j’en parle la première. J’appréciais cette patience. Cette élégance, même. Au bout d’un moment, n’y tenant plus, je me suis brusquement levée en lui disant bon ! on y va ? Il a rigolé et m’a indiqué un paravent. Mes jambes flageolaient au fur et à mesure que je retirais mes vêtements. Et ma pudeur a été le dernier voile à tomber avec ma culotte. J'en rougissais d'une oreille à l'autre. Je suppose que si Paula avait pu assister à la scène, elle aurait été pliée de rire. Elle qui me connaît si réservée.

  

António a déroulé un tapis sur le carrelage et j’ai posée debout, de trois quarts dos à lui, les mains sur les hanches et le visage tourné sur l’épaule gauche. Il me permettait de faire des pauses si bien que la séance ne m’a pas parue très longue. Au final, j’étais vraiment satisfaite du résultat. Il avait dessiné un beau nu dans lequel je me reconnaissais parfaitement, sans négliger l’œillet rouge sur mon épaule. Je lui ai dit qu’il avait du talent. Il a ri en fouillant à l’intérieur de mes yeux. J’ai rougi. Il m’a dit qu’il allait reprendre tout ça tranquillement et faire les couleurs sans ma présence, et qu’il me ferait signe dès que le tableau serait prêt. Je me disais que ça serait une occasion de le revoir… Il m’a proposé de rester dîner. Tard dans la nuit, après avoir beaucoup discutés de tout et de rien, nous avons fait l'amour, presque naturellement. Comme la continuation de quelque chose. Et puis nous nous sommes revus. Tous les jours. Balades, repas, sorties culturelles, discussions interminables et puis des câlins, bien sûr, du matin au soir. Je ne pensais pas que c’était possible d’avoir envie, comme ça, tout le temps... Et puis… enfin… avoir autant de plaisir, quoi…

  

On ne se quittait plus… Et puis il y a eu le voyage au Portugal pendant les vacances d’été…. Comme un retour aux sources. Nous avons traversé le pays du nord au sud en évitant Braga, car António refusait de rencontrer mes parents sous le prétexte que ça aurait pu déclencher un scandale à cause de son âge… Ça l’arrangeait bien… Et puis nous avons découvert ce joli village de pêcheurs au bord de l’océan, près de Sines. Le coup de foudre. On a loué une chambre chez l’habitant pour tout le mois d’août. C’était une assez grande pièce rajoutée à la maison, donc avec une sortie indépendante. Il suffisait de s’accouder à la fenêtre pour regarder l’océan. Notre logeuse, une veuve octogénaire, n’a jamais posé de questions indiscrètes, rien dans son regard n’indiquait une quelconque indignation de nous savoir ensembles. Je suppose qu’elle était contente de nous voir heureux et que ça lui faisait de la compagnie.

  

Oh, oui, nous y avons été heureux. Enfin, il me semble. Ces paysages nous remplissaient chaque jour d'une incroyable sérénité. Le retour à la nature, en somme. Lui, moi, la terre, l’océan et le ciel. Le paradis sur terre. Nous étions des anges sexués qui s'envoyaient en l'air au nom de l'amour. Mais par la suite, ça s'est gâté. L’argent s’est rapidement évaporé sous le soleil. Pourtant, avec António, j'aurai pu vivre d'amour et d'eau fraîche. Peu m'importait le reste du monde. J'avais tout oublié. Ma famille, mon amie Paula, mes études, ma fierté. Je ne voulais plus rentrer à Toulouse. J'étais prête à faire n’importe quel travail. Et je voulais avoir des enfants de lui. Je pensais que l’on était furieusement amoureux. Mais à mesure que le temps passait, António n'avait plus envie de rien. Parfois, j’avais même l’impression qu’il s’ennuyait. Il me parlait toujours de retourner en France. J'avais oublié qu’un homme n'aime pas de la même façon qu'une femme… Un matin de septembre, il m’a réveillée avec un long et tendre baiser pour m’annoncer que le moment était venu de rentrer à Toulouse. J'étais déçue. Après ce que nous venions de vivre, j’ai vécu ça comme un désenchantement.

  

 

António

 

Huit heures du matin. Je viens de me réveiller et je pense déjà à Paula. Comment faire autrement ? Elle est si belle… Si désirable…

 

Front lisse de malice.

 

Sourcils herbeux de rivages.

 

Cils d’éventail ibérique.

 

Grands yeux noirs débordant de lumière, rythmiquement tamisée par des paupières abat-jour.

 

Nez foc tourmentin.

 

Bouche qui fait mouche à tous ses mots.

 

Rire coquin qui s’envole comme un pinson.

 

Corps élancé aux justes courbes féminines…

 

Et surtout, la beauté de sa jeunesse... Cette vigueur concentrée. Toute cette énergie électrique. Et puis cette sensualité qui l’anime comme une aura. C'est une femme érotique, je trouve. Elle semble porter ça en elle. Dans ses poses comme dans sa démarche. Je ne sais pas comment expliquer ça. De l'animalité, sans doute. Et j’imagine n’être pour elle qu’une proie parmi tant d’autres. Mais face à une telle prédatrice, je veux bien devenir une victime consentante et offrir mon cou et mes membres à sa dentition d’ivoire, me laisser délicieusement dévorer en silence. C’est une façon comme une autre d’entrer en elle. Et j’y trouverai également mon compte. Physiquement, d’abord, car Paula est une belle femme qui, certainement, aime faire l’amour… ça se sent… ça s’entend, presque…

Mais aussi intellectuellement, car ses mots sont le produit d’une pensée et non de simples réflexes de langue. J'ai passé de bons moments à discuter avec elle. C'est une fille intelligente, sensible et dotée d’une bonne dose de culture et d’humour. La femme idéale, quoi… Non, elle doit bien avoir quelques défauts indéfectibles que je ne tarderais pas à découvrir avec le temps. Ça rétablira un certain équilibre entre nous. J’ai connu la même chose avec Luísa. D’abord de la lumière, une lumière aveuglante, et puis, jour après jour, quelques points noirs sont apparus par-ci par-là. Bien qu’elles ne se ressemblent pas, ni physiquement ni de caractère, certaines choses en Paula me rappellent Luísa. Le bonheur est-il mobile ?

 

Je suis flatté de savoir que Luísa lui a parlé de moi. Mon ego avait un peu peur qu’elle m’oublie rapidement. Elle est partie si vite. Et cette séparation a été si silencieuse. D’ordinaire, on commence au moins par se faire des reproches (tous ces petits défauts du quotidien qui étaient jusqu’alors pardonnés par la bienveillance du sentiment deviennent de redoutables arguments), certains s’insultent et finissent même par se haïr tellement ils se sont trop aimés, d’autres préservent une relation plus ou moins amicale, mais, pour nous, la rupture s’est déroulée comme dans un songe. Une fêlure évanescente. Si bien que le lendemain, je me suis réveillé en me demandant si on s’était vraiment quittés. Pourtant, ça devait arriver.

 

Luísa est une belle fille, formidable, généreuse et pleine d’énergie. D’abord mes yeux, puis mon cœur, puis mon esprit et enfin mon âme se sont remplis d’elle. Au début, j’avais l’impression de rajeunir à son contact. Mais elle creusait imperceptiblement l'écart de ses longues jambes. Á un moment, je n’étais plus capable de suivre le mouvement. De tenir la distance. Sa jeunesse me laissait à bout de souffle. La force de l’enthousiasme me manquait pour la rattraper. J’expérimentais une sensation étrange sans l’aide d’aucun hallucinogène : plus je l’enlaçais et plus j’avais l’impression qu’elle me glissait entre les bras. Il faut dire que Luísa était une fille hyper mobile. C’était le mouvement perpétuel incarné. Et continuellement vers l’avant. J’avais donc intérêt à suivre pour ne pas la perdre. Elle me devançait toujours d’une pensée. Elle avait toujours des projets pour deux. Elle savait tant ce qu’elle voulait de moi que j’en perdais mon existence propre.

 

Notre aventure avait pourtant bien commencée. Et ce voyage en amoureux m’a fait le plus grand bien à un moment où ma vie s’asphyxiait dans un trou de solitude. Jamais je n’oublierai tous ces instants remplis d’oxygène durant lesquels elle m’apprenait à nager dans ses bras, au rythme langoureux de la bossa nova (Joao Gilberto, Antonio Carlos Jobim, Vinicius de Moraes, Astrud Gilberto, Chico Buarque, Caetano Veloso, Gilberto Gil, Maria Bethania, Bebel Gilberto, Milton Nascimento, Jorge Ben et bien d’autres encore)…

 

Ou bien quand on s’offrait de grasses matinées aux brises iodées, suivies d'ébats langoureux aux transpirations étincelantes. Jamais je n’oublierai les couchers de soleil sur sa lune… J'étais son Robinson tout nu et Luísa était ma faim de semaine. Jamais je ne l’avais connue aussi sauvage. Et tandis que je la regardais boire, manger, bouger, nager, je régressais amoureusement au stade animal. J'étais son mâle dominant et monogame. Son fauve tendre. Elle était ma biche bondissante. Mon oiseau exotique. Ma lézarde sur le sable. La gueule dans l'écume des vagues, je l’observais, attendant l'occasion de lui sauter dessus tel un alligâteau, un caïmou, un crocobise.

 

Le problème, au paradis, c'est qu'on finit par perdre toute notion de la réalité. Luísa voulait installer notre bonheur parmi les pêcheurs de son Eden. Vivre d'amour et d'eau salée, loin de la cruauté du monde. Une nouvelle version d’Adam et Eve avant qu’il ne goûte au fruit défendu. Mais je préfère traîner dans les villes que paresser dans des jardins suspendus. J’assume le bien et le mal inventé par les hommes. Et puis… j’avais peur de vieillir trop vite, la peau tannée par le soleil et corrodée par le sel, auprès d’une femme plus jeune que moi qui se baladait à moitié nue toute la journée. Elle était prête à faire n’importe quel travail et des enfants. J’ai bien essayé de lui expliquer pourquoi je militais depuis longtemps déjà pour des associations concupiscentes à but non procréatif. Il y a déjà tant de monde sur une terre qui dépérit… Mais Luísa était invariablement déçue. Nous étions pourtant d’accord, lors de nos premières discussions, lorsque nous philosophions sur le concept de liberté et déplorions l’existence aliénée des gens en général.

 

Mais dès qu’il s’est agit de nous, elle envisageait notre vie à l’aune de celles qu’elle avait si intelligemment critiquée : amour monogame, propriété (maison, biens et compte en banque), famille et labeur. Et elle me reprochait d’accepter ainsi, si facilement, tout cet amour qu’elle me donnait, et qui, selon elle, devait remplir ma vie. Moi, je débordais en silence. Je me sentais bien avec elle, bien sûr, mais était-ce vraiment de l’amour ? Et l’amour suffit-il à combler un monde ? Je me suis toujours méfié des exclusivités. Et le fantasme de l’amour absolu en bord de mer n’a jamais été pour moi synonyme de liberté. Dans ce retour au pays, je recherchais juste quelques mois de vacances sous le soleil, si possible avec bonheur en option. On ne s’est pas compris.

 

Le jour de mes quarante ans, dans le hall de l'aéroport de Blagnac, Luísa m’annonçait qu’elle avait bien réfléchi durant le voyage et qu’elle en avait conclu que notre relation ne mènerait jamais à rien. Elle désirait la compagnie d’une famille alors que je recherchais plutôt la solitude du célibat. Elle avait la tête remplie de rêves alors que je me contentais de souvenirs. Elle m’aimait sincèrement mais je ne faisais que lui refléter cet amour. Je n’ai pas su quoi lui répondre. Quelque chose me disait qu’elle avait peut-être raison et que je ne devais pas insister. Pourquoi lui faire perdre son temps ? Pourquoi lui gâcher ses meilleures années ? Luísa a tendu la main pour récupérer son sac et j’ai compris qu’elle ne souhaitait pas que je l’accompagne à son appartement. On s’est séparés en silence au milieu de touristes bariolés à l’air heureux.

 

 

Paula  

 

Ô mon miroir, toi qui connais les moindres recoins de mon image, les endroits les plus intimes de mon reflet, les zones les plus réfractaires à la lumière, les perspectives de mes volumes, toi qui as toujours été si poli, dit-moi, n'est-il pas beau mon petit tatouage ? Ni snob ni vulgaire. Ni débile ni agressif. Et puis un œillet, c’est quand même plus original qu’une marguerite, une rose ou bien une tulipe. Dit-moi, n'est-il pas situé en un endroit bien stratégique ? Celui qui voudra le contempler à son aise devra se mettre à genoux et baisser la tête. Comme le ferait un chevalier devant sa princesse. Et si les compliments de cet admirateur me touchent, je n’aurais qu’à poser mon pied sur son épaule pour qu’il embrasse ma petite fleur rouge...

 

Je dois avouer que le charme ténébreux d’António ne me laisse pas indifférente. Je suis en train de me prendre au jeu… Bon ! Qu’est-ce que je vais me mettre ? Ah ! Oui, cette petite robe bleue va le faire craquer. Il faut que je me dépêche. C'est déjà midi, et j’ai au moins dix minutes de marche. Je vais être en retard. J’espère qu’il ne m'en voudra pas. Il faut parfois savoir attendre, pour être bien récompensé. Hihi ! Quelle idiote je fais. Entrer dans l’intimité d’un homme me rend toujours fébrile et joyeuse. J’ai envie de rire pour un rien. Mes zygomatiques détendent le reste de mon corps, qui réagit aussitôt. Alors j'ai envie de l'utiliser. J'ai envie qu'on s'en serve, qu'on s'en occupe, qu'il vibre, qu'il s'épuise. Ensuite mon esprit analyse la situation et décide de ce qu’il faut faire. Et si j’estime que la relation en question ne me convient pas, alors j’arrête tout.

 

La plupart des mecs n’aiment pas qu’on leur fasse ce qu’ils nous font. Beaucoup de ceux que j’ai fréquenté ne comprenaient pas que je puisse apprécier le sexe sans forcément tomber amoureuse. Et admettaient difficilement mes nombreux amants. Certains m’ont traitée de salope, après m’avoir baisée. Un trentenaire marié m’a avoué qu’il n’osait pas faire à sa femme tout ce qu’il s’était permis de faire avec moi, sous prétexte qu’il la respectait trop - ce qui impliquait implicitement qu’il me respectait moins… Quel abruti ! Je lui ai craché à la gueule et suis partie aussi sec ! Heureusement que tous les hommes ne sont pas comme ça. Il en existe quelques uns qui croient à l’égalité des sexes jusque dans la sexualité. Et je sais qu’Antonio est de ceux-là.

 

Depuis qu'ils se sont séparés, il arrive parfois à Luisa de parler de son Tónio par-ci, de son Tónio par-là, comme si elle avait du mal à l’oublier. Ça fait pourtant déjà un an. Mais parfois je sens quand même sa voix trembler d’une triste émotion derrière sa gaîté quotidienne. L’aurait-il marquée à ce point ? Bien sûr, Luísa est une croyante. Elle sait que l'amour existe. Elle l'a rencontré. Mais maintenant qu’il est mort, chercherait-elle à le ressusciter ? Ressasser sans cesse des souvenirs heureux tient un peu du masochisme, non ? Je ne me gêne pas de lui dire que l’on risque la chute à se retourner tout le temps. Alors elle me dis tu as raison, et puis ça passe. Mais quelques temps plus tard, ça revient au détour d’une phrase. Ça en devient tragique. C’est pourtant elle qui l’a quitté, bon sang ! Et Luísa n’est pas le genre de personne à prendre ce genre de décision sur un coup de tête. Alors ?

 

Alors rien. Je ne comprends pas. Normal, je ne suis pas du tout comme ça. Le passé, je le fourre à mesure dans un tiroir que je n’ouvre plus. Ce qui m’intéresse, c’est l’instant présent. Je veux profiter de la vie, de ma jeunesse. Quoi de plus logique à vingt-cinq ans ? Il faut savoir être jeune avant d'apprendre à vieillir, disait ma mère, pour prendre ma défense lorsque mon père m’engueulait parce que je rentrais tard le soir ou tôt au petit matin. Et, pour le provoquer davantage, je rajoutais il faut avoir envie de faire l'amour avant de chercher à aimer.

 

Au Portugal, je n’ai eu le droit de sortir seule qu’une fois majeure (c’est-à-dire à 21 ans). Et encore, il fallait quémander, insister, demander le soutient d’une bonne copine connue des parents, etc. Alors quand il m’arrivait de rentrer à l’heure où mon père se levait pour aller travailler à l’usine, j’avais droit à ses réflexions. Il était trop possessif avec nous. C’est peut-être pour ça que j’ai tendance à fuir les amants qui ne savent pas me faire confiance. Mais je n’ai jamais considéré les hommes comme des ennemis, à l’instar de ma mère. Elle se méfiait tellement d’eux qu’elle était toujours sur la défensive. J’ai eu droit au catalogue de tous les dangers qu’ils représentaient pour nous, les femmes. Évidemment, mon père faisait exception car il était irréprochable. Il ne fumait pas, ne buvait pas, n’allait pas au café jouer au Totobola avec les copains et ses seules sorties étaient familiales (on allait visiter tous les dimanches les oncles et les tantes). Qu’est-ce qu’elle a due s’emmerder…

 

Non, je n’ai pas peur des hommes. Je recherche volontiers leur compagnie. J’apprécie particulièrement ceux qui distillent un mélange de virilité et de féminité. Et s’ils me plaisent, j’aime offrir mon corps à leurs mains bienvenues. Prendre avec eux du plaisir sans retenue. M'amuser sans tabous. Jouer le jeu de la séduction. Plaire et être attirée. Désirer et être désirée sans m’inquiéter de savoir si l'autre triche où est trop bon joueur. L'estime de soi et le sentiment de culpabilité ne sont pas de mise aux jeux d’amour.

 

 

António

 

La place Saint-Sernin est en pleine effervescence à cette heure-ci, et je suis garé en double file. Ça ne pose pas de problème pour la circulation, mais il y a toujours un trou du cul qui ne peut pas s’empêcher de klaxonner, histoire de me faire comprendre que ça le fait chier. Vingt ans auparavant je lui aurais brandi un doigt fougueux par la fenêtre en le défiant du regard, mais depuis je me suis calmé. Et puis j’ai compris que l’indifférence est une arme bien plus redoutable.

Mais il faudrait qu'elle arrive, maintenant. Ça fait un bon quart d’heure que j’attends. Et si pour le moment ça me semble encore excusable, je risque de changer d’avis si elle tarde d’avantage. Même la plus belle fille du monde n’a pas le droit de faire poireauter comme ça un homme qui ne lui a rien fait de mal. Hier soir, on a échangé trop de mots, trop de regards et de sourires pour en rester là. Et comme Paula est loin d’être farouche, elle ne me refusera certainement pas l’exploration de son intimité. Je suis sûr que nous sommes sur la même longueur d’ondes. D’ailleurs, c’est elle qui m'a proposé de faire un pique-nique à la campagne. J’ai trouvé l’idée sympathique. Elle m’a demandé de m’occuper du liquide tandis qu’elle veillerait au solide. Ça me semble une bonne répartition des tâches.

 

Étant donné qu’on n’a pas de voiture, j’ai dû emprunter cette vieille citrouille. Pourvu qu’elle tienne la route... C’est plus intime que les transports en commun et on n’est pas dépendant des horaires. Paula m’a laissé le choix de la destination. J'ai pensé à l’Ariège, à cause du festival annuel de salsa qui se déroule ce week-end dans les rues et les places de Pamiers. Mais ça, je ne lui ai pas dit. C'est une surprise. Ah ! la voilà... Eh bien, j’ai failli attendre. Comme elle est érotique avec cette petite robe et son panier en osier. Elle s’arrête devant l’entrée principale de la basilique Saint-Sernin. Son visage de sainte qui couche est inquiet. Elle balaie du regard les alentours. Et si je la faisais mariner, moi aussi, hein ? Allez, va... Je suis magnanime. Et puis il est difficile de faire attendre une belle fille comme ça. Comme j’ai horreur de klaxonner, je sors de la voiture pour lui faire de grands signes de la main. Ça y est. Elle m’a vu.

 

- Bonjour, Paula.

- Salut, António. Excuse-moi pour le retard.

 

Alors qu’elle se penche pour déposer une bise moelleuse au coin de ma bouche, son sein gauche vient presser mon bras. Mon socialisme d’extrême gauche se radicalise. Elle est toute excusée…

 

- Si c’est à cause de cette jolie robe, ça valait le coup d’attendre. 

- Merci.

- Ça fera une belle tâche bleue dans les verts des prés parsemés de rouges coquelicots et de blanches marguerites au cœur jaune. Un beau paysage en perspective.

- Á condition qu’il y ait de la lumière.

- Mais c’est toi, la lumière.

 

Elle me regarde avec ses grands yeux noirs lumineux et je fonds. Tiens, je ne me doutais pas qu’elle rougissait aussi facilement. Finalement, c’est une sentimentale qui se cache derrière des airs de louve. Elle attache sagement la ceinture de sécurité qui fait saillir ses seins libérés sous cette robe courte et moulante. Ça commence très fort. J’ai intérêt à me concentrer sur la route. Á la troisième reprise, la vieille Renault 5 consent enfin à démarrer. Et nous voilà partis.

 

- C'est quoi ce bruit ?

- Oh, ne t’inquiète pas. C'est le pot d'échappement qui cherche à s'échapper. Tu vois, rien de plus logique.

- C'est la première fois que je monte dans une voiture aussi… enfin, je veux dire...

- Pourrie ? Elle tient la route, ne t'en fait pas.

- Je ne m'inquiète pas. Je suis en confiance avec toi.

- Merci. C’est gentil.

 

Je suis aux anges. Paula fait du bien quand on la regarde et elle fait aussi du bien quand elle parle. Et c’est une chose plutôt rare chez les jolies filles. Enfin, chez celles que j’ai pu approcher. La plupart du temps, c’est de la dorure à l’extérieur et de la sciure à l’intérieur, comme disait mon vieux professeur de français à propos d’une camarade de classe de seconde. Chez Paula, ça brille de partout. Elle me rappelle vaguement Luísa, en plus sophistiquée et moins farouche. Et ça m’émeut. Je me demande parfois si la mémoire aide à vieillir... Bon sang ! Je n'avais plus de nouvelles de Luísa depuis un bon bout de temps et voilà qu'elle réapparaît soudainement par la jolie présence de Paula. Le hasard est joueur. Et maintenant ? Qu’est-ce qu’il va se passer, hein ? Comment vais-je pouvoir résister au magnétisme de cette fille ? Faut-il y résister ?

 

- Á quoi penses-tu ?

- Á l'évolution des comportements sexuels chez les humains. Et, plus précisément, de l’influence des mutations sentimentales concernant les caractères reproductifs de l'espèce.

- Quoi ?

- J’étais en train de me demander si j’avais pensé à prendre une couverture pour nous installer plus confortablement au milieu des fourmis.

- J’ai emporté une grande serviette de plage.

 

Cette fille pense à tout. Non seulement elle a eu l’idée de la sortie à la campagne, avec une juste répartition des tâches pour ce qui concerne le repas, mais au lieu de s’habiller en jean et t-shirt, afin d’être plus à son aise, elle a enfilé une robe sexy dans l’intention de me séduire. Enfin, j’imagine... Est-ce qu’elle a également prévu des préservatifs ?

 

Une heure et quelques minutes plus tard nous arrivons en Ariège, terre d'accueil. J’évite Pamiers afin de préserver la surprise du festival et roule jusqu’à ce que je trouve un coin propice pour notre pique-nique, à l’écart des maisons, sur une colline parsemée de granges à foin. Mais même à l’ombre d’un grand arbre, le soleil tape fort en ces sommets. Aussi, après avoir terminé notre repas, Paula me demande s’il est possible de se baigner quelque part. Je trouve l’idée excellente, car depuis que Luísa m’a appris à nager, je suis toujours prêt à tremper mes fesses dans n’importe quelle flaque d’eau.

 

Nous voilà donc repartis vers la vallée du Garbet. J’espère retrouver le chemin qui conduit à la chouette petite plage ombragée que m’a fait connaître, il y a quelques années déjà, un couple d’amis qui ont hérités d’une vieille et chouette maison à Cominac. Il faut s’engager sur un chemin étroit et rocailleux, bordé de fossés à la végétation dense. Mais avant d’y parvenir, la pente est raide et la voiture souffre tout ce qu’elle a dans son moteur. Paula me lance des regards inquiets. Je la rassure de mon sourire le plus hypocrite en espérant qu’aucun autre véhicule, et surtout pas un tracteur, ne vienne en sens inverse, car il n’y a pas de place pour se croiser. La descente arrive enfin, d’abord comme un soulagement car le chemin s’élargit suffisamment pour laisser passer deux voitures, ensuite comme une récompense grâce au point de vue qu’elle offre de part l’espacement des arbres.

 

Sitôt arrivés sur la plage de galets, Paula est la première à se dévêtir. Et lorsqu’elle fait gracieusement glisser sa petite culotte bleue, j’en reste bouche bée, hypnotisé par la contemplation de son magnifique joli cul rond comme la face visible d’une planète. Je ne suis pas vraiment étonné de cette exhibition. Je me doutais bien que c’est une fille libérée et nature. Je suis même ravi de cette innocente impudeur. Alors qu’elle s’enfonce lentement dans la rivière, Paula se retourne brusquement et me lance :

 

- Bouh ! Qu’est-ce qu’elle est fraîche ! Mais c’est bon pour la circulation sanguine. Alors, tu viens ?

 

J’hésite un instant, car je sens déjà que mon pénis ne reste pas insensible à l’argumentation. Une femme sait être flattée par le spectacle de l’érection qu’elle produit, notamment lorsque l’homme lui plaît, mais ne nous précipitons pas dans les compliments. J’attends qu’elle s’immerge dans l’eau pour me déshabiller rapidement et sans grâce, puis je la rejoins lestement. C’est vrai que l’eau est froide. Ça refroidi instantanément mes ardeurs débutantes. On nage côte à côte un instant, on s’amuse à s’arroser le visage, on s’enlacer par la taille pour mieux se repousser dans les flots, nous abandonnant à certains frôlements suggestifs, si bien que nous barbotons un bon quart d’heure dans la claire rivière, sous le chant bucolique de martins pêcheurs.

 

Nous en sortons tout frissonnants pour s’asseoir tant bien que mal sur les galets, laissant le soin aux rayons du soleil de sécher notre peau. Nous échangeons doux regards, vagues caresses et tendres baisers, entre rires et chuchotements, mais sans aller plus loin. Laisser monter le désir… D’autant plus que l’endroit n’est vraiment pas confortable et je suis trop épuisé pour faire l’amour debout. Il est donc tant de terminer cette magnifique après-midi par une surprise latine.

- Au fait, j'ai oublié de te dire qu’il y a un festival de salsa à Pamiers. Ça te branche d’aller y faire un tour ?

- Bien sûr ! J’adore la salsa.

 

Le contraire m’eut étonné. Paula est aussi rapide pour s’habiller que pour se dévêtir. Et la voilà qui m’attend, un sourire aux lèvres et l’œil attendrit par mon sexe ballottant. Nous marchons bras dessus bras dessous jusqu’à la voiture, mais avant d’y monter, il me prend l’envie irrésistible de profiter encore de ce moment d’intimité. Je l’attire par la taille et dépose quelques baisers sur le coin de sa bouche afin de solliciter son ouverture. Elle ne se fait pas prier longtemps et voilà que sa langue vient s’enrouler délicatement autour de la mienne. Après un long baiser humide, nous reprenons la route en sens inverse, direction Pamiers.

 

Dès notre arrivée la musique nous remplit les oreilles. Celle des groupes qui jouent un peu partout, mais aussi celle provenant des haut-parleurs placés à chaque stand : buvettes, restaurants typiques, fringues, bijoux, objets d’art pour touristes, associations diverses, etc. Il y a foule. On se faufile parmi des couples jeunes et vieux, des enfants et des chiens qui galopent dans tous les sens, des bandes de copains et de copines, ainsi que quelques hommes solitaires à la recherche d’exotisme. Je retrouve ici le public toulousain amateur des clubs de salsa. La musique est plus exotique en plein jour et au grand air. Les mémés et les pépés du coin, imperturbables ou parfois le sourire au coin des lèvres, sont assis sur des bancs et regardent passer les gens. Pas une rue principale d’épargnée.

 

Quelques minutes plus tard, le ti-punch brûle nos gorges. La chaleur de cette fin d’après-midi s'occupe du reste. Paula est une petite lumière bleue qui se déplace de stands en stands et je la suis comme son ombre. Même une ombre, ça se mérite… Je ne sais pas à quoi elle joue, un coup je me love dans tes bras, un coup je te fuis suis moi, mais ça commence à me fatiguer. Elle se fait des illusions. J'ai passé l'âge de courir après de jolies jambes. Paula se fait brancher par quelques vendeurs tandis qu’elle jette un œil à leur camelote. Des hommes se retournent sur son passage. Vingt ans auparavant, je lui aurais fait une réflexion déplacée. Mais aujourd’hui, je me contente d’être sereinement jaloux. En silence. J’ai compris que la confiance est un aimant bien plus efficace.

 

Je ne tarde pas à croiser des habitués d'un club de salsa que je fréquente par intermittences. Deux couples qui passent leurs soirées à danser sans vraiment écouter les musiciens qui jouent pour eux. Je n'ai rien à leur dire, mais là, j'ai besoin d'eux. Ils arrivent à point pour me changer les idées. Je m’arrête un instant pour les saluer tandis que Paula disparaît dans la foule. Elle s’imagine sans doute que je la suis comme un chien et que je ne perdrais pas sa trace. Mais je suis plutôt du genre chat. C’est l’heure de l’apéritif et l’un des deux hommes me propose de m’attabler avec eux.

 

On échange quelques banalités au sujet du beau temps et du festival, on discute un peu musique, mais ils ne savent pas faire la différence entre son, rumba, mambo, merengue, boléro, charanga, etc., alors je change de sujet. Ils me racontent leurs dernières vacances à Cuba, qui, d’après eux, est un beau pays où tous les habitants son gais et savent danser la salsa. On croirait une publicité pour touristes… Les deux hommes s’envoient quelques plaisanteries grasses au sujet des cubaines et j’en ai honte pour les jeunes femmes qui les accompagnent. Tout en les écoutant, je me fais la promesse de ne plus jamais adresser la parole à des inconnus, la nuit dans les clubs de salsa, surtout si je suis bourré. Ça m’évitera des mauvaises surprises.

 

Heureusement, les filles ont l’air sympathique et ça équilibre les rapports. Je joue un moment à touche-regards avec l’une d’entre elle, mais au bout d'un moment je ressens le besoin de quelque chose de plus consistant. Et Paula me manque déjà. Alors je prends congé sans plus attendre. Celle qui me caressait des cils me demande si je compte rester pour le concert des vedettes cubaines de la soirée. Je réponds oui, certainement. Elle m’offre aussitôt un sourire prometteur. Je la laisse à ses illusions pour partir à la recherche de ma petite lumière bleue.

 

Au bout d’une dizaine de minutes, je commence à m’inquiéter et même à m’en vouloir de l’avoir ainsi perdue. Mais voilà que je l'aperçois soudain entre deux grands costauds, certainement des musiciens cubains, qui sont en train de l'entreprendre à fond la clave. La fierté rend con ou le con est fier, je ne sais plus très bien, mais au lieu de l'aborder normalement, je passe tout à côté d'eux en faisant mine de ne pas les voir. J'entends ses éclats de rire, suivis de quelques mots en espagnol. C’est logique qu’une étudiante en langues étrangères cherche à s'exercer dès qu’elle en a l’occasion, me dis-je afin de calmer ma jalousie. Paula en parle trois ou quatre, je ne sais plus. Á cet instant je lui confierais bien la mienne.

 

- Tónio !

 

Son appel était enrobé de joie. Et ça m’émeut. D’autant plus que c'est la première fois qu'elle m'appelle Tónio. J’imagine qu’elle a dû s’inquiéter autant que moi. J’espère qu’elle a eu le temps de réfléchir à son comportement d’adolescente attardée. J’ai envie de me retourner, mais mes jambes m’emportent encore, comme lorsqu’on demande à un interlocuteur de répéter ce qu’il vient de dire alors qu’on a pourtant bien compris.

 

- Tónio !

 

Cette fois-ci j’ai bien entendu. Mais je n’ai pas le temps de me retourner. Paula me saute sur le dos, enlaçant mon cou tandis que ses longues jambes m'entourent les cuisses. Elle me bise la joue droite plusieurs fois, me chuchotant à l’oreille que je lui ai manqué, puis lâche un éclat de rire coquin, se laisse glisser jusqu’à mes fesses, me donne un petit coup de rein et se met à courir vers la vieille porte du village. Mais elle s'arrête brusquement avant d’y arriver et fait volte face. Les jambes écartées et les mains sur les hanches, elle semble m’attendre avec défi. Je la rejoins lentement. En approchant d’elle, j’aperçois son petit sourire charmeur, qui a dû laisser plus d’un homme à terre. J’essaie de l’attraper par la taille, mais elle recule à chacun de mes pas. Et la voilà qui trébuche et se retrouve étalée sur l'herbe tendre. Sous sa jolie robe bleue, sa petite culotte, bout de ciel déchiré, pointe son museau et me met sans dessus dessous.

 

- Á quoi tu joues exactement, Paula ?

- Au chat et à la souris. Tu connais, non ?

- Bien sûr. Mais tu sais que le chat finit toujours par attraper la souris.

- Pas les vieux matous. Ils ne sont plus assez rapides.

- Un vieux matou, ce n’est peut-être plus assez rapide, mais ç’a de l’expérience. Et il est d’autant plus efficace lorsqu’il poursuit une jeune souris qui ne connaît pas encore tous ses artifices.

- Fais voir tes artifices...

                                       

 

                                                                  Paula

 

En m’approchant pour lui faire la bise, je me débrouille pour toucher son bras avec mon sein gauche, histoire de me faire pardonner mon retard. Il me fait des compliments sur ma robe et ça me fait plaisir car je l’ai mise pour lui. J’ai pas mal hésitée, car pour un pique-nique c’est quand même plus pratique de porter un jean, mais j’avais envie d’être infiniment désirable et de sentir son regard remonter le long de mes jambes. Tous les hommes font ça, même les bien éduqués, c’est plus fort qu’eux. Et ça m’amuse de les surprendre sur le fait. En attachant la ceinture de sécurité, je bombe le buste car je sais qu’il me regarde. Comment peut-il faire autrement ? Vu que j’ai aussi décidée de ne pas porter de soutien-gorge et que cette robe moule à ravir ma belle poitrine… Je suis une coquine et j’assume, mais il ne faut pas croire que je suis prête à faire n’importe quoi avec n’importe qui. Ça, beaucoup d’hommes ne le comprendrons jamais. Mais… c’est quoi ce bruit… j’espère qu’on ne va pas tomber en panne. Cette voiture est si… Ah, il me rassure. C’est le pot. Bon… S’il le dit… De toute façon, c’est vrai que je me sens en sécurité avec lui. C’est peut-être son âge qui me rassure…

 

Ça fait un petit moment qu’on roule et qu’il ne dit plus rien. J’aime bien le silence, de temps en temps, mais là, ça commence à me manquer de ne plus entendre sa belle voix grave. Je me demande à quoi il pense. Le meilleur moyen de le savoir, c’est de lui poser la question… C’est drôle, ce qu’il vient de me répondre, et je suis sûre qu’il voulait faire une allusion à ce qui pourrait arriver une fois qu’on aura trouvé un coin tranquille pour manger… Heureusement que j’ai pensé à prendre la serviette. Et que j’ai toujours une boîte de préservatifs dans mon sac. Parce que s’il en a envie, et je sais qu’il en a très envie, ce sont des choses qui se sentent, eh bien je suis prête à faire l’amour avec lui. Parce que moi j’en ai envie depuis la première fois où je l’ai vu. Et peut-être même depuis que Luísa m’a parlé de lui.

 

J’ai bien rencontré l’homme qu’elle m’avait décrit et couvert de compliments. C’est un peu comme si je le connaissais déjà. Et j’ai bien apprécié la soirée que nous avons passée à discuter de tout et de rien. Il n’arrêtait pas de m’envoyer des regards qui n’avaient rien à voir avec ce qu’il disait et qui en disaient long sur ce qu’il pensait vraiment. Et je ne me suis pas gênée de faire pareil. J’aime bien cette manière de se dire les choses sans les dire, cette façon de ne pas parler de ce qu’on a justement très envie de parler, ou bien d’en parler avec détour en employant d’autres mots à la place de ceux qu’il faudrait dire, ou même la façon de prononcer certains mots… tous ces non-dit qui veulent dire tant de choses à travers de simples regards ou des silences… C’est un jeu subtil qui m’excite terriblement. J’aime laisser monter le désir…

 

Nous voici arrivés. Le panneau indique Ariège, terre d'accueil. Un bon présage… Il me demande de l’aider à trouver un joli coin à l’ombre d’un bel arbre pour installer notre pique-nique. Et moi je me demande si nous allons faire l’amour avant ou après manger… Finalement, à la sortie d’un petit village, il prend un chemin forestier qui débouche sur de belles prairies. Et on repère en même temps un grand arbre qui étale son ombre sur trois ou quatre mètres de diamètre. Il arrête la voiture et on se regarde pour approbation. Nous sommes d’accord…

           

Comme il a très faim, on commence par manger ce que j’ai apporté dans mon panier : salade de tomates, poulet rôti et camembert avec du pain de campagne. António ouvre une petite bouteille de rosée qu’il a emporté dans une glacière, avec deux bouteilles d’eau. Comme c’est agréable ce silence tout autour de nous. C’est un peu comme si on faisait partie d’un paysage sur une toile. Des couleurs partout et rien ne bouge. Á part quelques insectes… António plaisante pour un rien et je me sens légère comme une libellule. De temps en temps, on échange ces fameux regards que nous sommes seuls à comprendre. Et des sourires pour toutes répliques. Je me demande quand il va se décider à faire quelque chose. J’en ai tellement envie, qu’il suffirait qu’il m’effleure la joue tendrement pour que je m’allonge bras et jambes écartés. Viens, António, prends moi doucement, paresseusement, il paraît que tu sais si bien faire ça…

 

Le repas terminé, je commence à avoir très chaud. Je ne sais pas si c’est à cause du vin ou du soleil, mais j’ai très envie de me baigner toute nue dans une rivière bien fraîche. Nous n’y avons pas pensé, mais ça aurait été agréable de manger au bord de l’eau. Peut-être qu’il aurait fallu rouler davantage et António avait faim. Il transpire beaucoup. Alors je lui demande s’il ne connaîtrait pas dans le coin une rivière où l’on pourrait faire trempette. Il trouve l’idée excellente. Et nous voilà repartis en voiture. Il connaît un endroit mais n’est pas certain de le retrouver du premier coup. Mais il fait maintenant si chaud que ça vaut le coup de chercher. Finalement, il prend un chemin que je n’avais même pas remarqué tant il était caché par les feuillages. On s’engage sur une pente si raide que la peur me prend de voir cette pauvre voiture reculer toute seule. António me rassure en souriant mais aucun de nous n’ose parler. Enfin, on en voit le bout et la descente nous mène à une sorte de plage faite de galets. António gare la voiture à l’ombre et j’emporte la serviette.

 

Sitôt au bord de l’eau, je me déshabille la première en sachant qu’il me regarde avec convoitise. Je fait ça le plus lentement possible, surtout pour faire glisser ma culotte, mais de façon naturelle, sans prendre de poses genre strip-teaseuse. C’est trop cliché… Ensuite je marche lentement vers la rivière pour lui laisser le temps d’admirer mon joli petit derrière… Les hommes adorent nous voir balancer des hanches… Et je m’enfonce doucement dans l’eau. Houlà ! Moi qui voulais de l’eau fraîche, je suis servie. J’avais tellement envie de me tremper que je n’ai pas pensé à regarder le corps d’António quand il s’est déshabillé, et maintenant c’est trop tard, il est déjà dans l’eau, tout près de moi. Bon, je verrai ça tout à l’heure. Pour le moment, on va se contenter de frôlements. C’est bien aussi, en attendant mieux… On s’amuse un bon moment comme des gosses. Parfois António me prend et me jette dans l’eau. Ces attouchements finissent par m’exciter sérieusement, alors je décide de sortir la première en espérant qu’il ne tarde pas trop non plus. Je fais ça lentement parce que je sais qu’il me regarde. Ça va le faire venir plus vite…

 

En me penchant pour étendre la serviette sur les galets, je fais durer son plaisir, le cul tendu vers son désir. Ça va le faire craquer. Et voilà… Á peine allongée sur le ventre que je sens déjà son ombre me caresser les fesses. Il s’étend tout près de moi. Ses mains caressent ma peau lentement, comme un souffle de chair, de la nuque aux talons… c’est long, c’est bon, si bon… Puis ces baisers suivent la même voie. J’en frémi de plaisir. Je n’en peux plus et me retourne pour qu’il vienne sur moi. J’ai envie de sentir tout son corps. Lorsqu’il m’embrasse enfin, je suis déjà toute mouillée. Á l’intérieur, hi ! hi ! Je l’enserre de mes jambes et de mes bras pour le presser davantage contre moi. Pour ne pas qu’il s’échappe. Je sens son sexe en érection frotter tendrement mon clitoris. Le problème, c’est que ce n’est pas vraiment agréable d’être allongée sur ces galets avec son corps qui pèse sur le mien. Même si je sens bien qu’il fait ce qu’il peut pour ne pas s’affaler sur moi (et je lui en suis reconnaissante).

 

Si on se décide à faire l’amour, on risque de se blesser. Je lui chuchote à l’oreille qu’on devrait trouver un coin plus tendre pour faire ça. Á mon grand étonnement, (la plupart des mecs que j’ai connu, quand ils étaient trop excités, avaient du mal à stopper net), il arrête de bouger et me dit que j’ai raison, qu’il vaudrait mieux qu’on fasse ça ailleurs. Il se lève délicatement et c’est une souffrance, mais je peux enfin voir son sexe, tendu pour moi, si solide et si tentant que je regrette déjà d’avoir précipité les choses. J’ai tellement envie de le sentir en moi… Je pensais qu’António aurait insisté, comme beaucoup d’hommes l’auraient fait sans gêne, emportés par leur désir égoïste.

 

Tout en s’habillant, il me propose d’aller faire un tour au festival de salsa qui se déroule à Pamiers. Je suis un peu surprise. Je m’attendais à une autre proposition… Bon, d’accord, si tu veux la jouer à celui qui craquera en premier, je suis partante. Je suis très forte à ce jeu et en plus, j’adore la salsa. En arrivant à la voiture, il m’attire vers lui pour m’embrasser et je lui offre volontiers ma langue en espérant le dissoudre. J’avoue que l’idée de faire l’amour sur le capot de la voiture vient de me passer par la tête. Mais non, il relâche la pression et m’invite à m’asseoir. Décidément, tu es très fort toi aussi, mais nous verrons bien qui gagnera la partie…

 

Á Pamiers, il y a de la musique à chaque coin de rue et des gens partout. On se faufile parmi les gens et je me laisse attirer par les divers stands de produits typiques. J’aime bien regarder et trifouiller même si je n’achète pas. Surtout les vêtements et les bijoux. Après avoir visité quelques stands, António me propose de boire un tí-punch pour nous mettre dans l’ambiance. Il m’entraîne à l’ombre d’un parasol coloré et on s’assoie quelques minutes. Mais la musique du bar et trop forte et je ne tiens plus en place. Je propose à António de refaire un tour dans le village mais il semble terrassé par la chaleur. Alors je lui chuchote à l’oreille qui m’aime me suive et me voilà repartie pour la tournée des vendeurs. Je me retourne pour voir s’il me suit mais je ne le vois pas. Je regrette déjà d’être partie si vite, sans lui donner le temps de réagir, mais pas question de revenir en arrière. Si tu me veux, mon vieux, il faut m’attraper…

 

Après avoir fait le tour des stands, je m’abrite à l’ombre d’un arbre pour regarder un instant la scène. Ce soir, il va certainement y avoir un concert. Au bout d’une minute, voilà deux grands et beaux blacks qui m’abordent en espagnol. J’imagine que ce sont des musiciens cubains. C’est le moment de tester mon espagnol. Alors je leur réponds. Ils sont surpris et heureux de m’entendre parler aussi bien et on fait un peu la causette. Ces coquins ne mettent pas longtemps à tourner autour du pot : ils me demandent si je suis toute seule, si j’ai envie de fumer un joint ou de boire un tí-punch, et l’un d’entre eux me propose carrément de quitter la foule. Ils me font bien rigoler, mais je commence à fatiguer. Maintenant, je regrette d’avoir engagée la conversation de façon aussi puérile. J’ai l’impression qu’ils pensent que je suis sous leur charme. Que je vais leur tomber dans les bras, écarter les jambes et crier Dios mίo… Mais ils se trompent définitivement. C’est pas parce qu’ils me font rigoler qu’ils vont me baiser… Ils sont beaux, bien foutus, sympas mais un peu cons.

 

António me manque. Où est-il ? Que fait-il ? Pourquoi il ne m’a pas suivie comme je l’espérais ? Et au moment où je m’apprête à envoyer balader les deux musiciens, je vois passer António à deux mètre de nous. Il ne nous voit pas… Je l’appelle une première fois, mais il ne m’entend pas. Il faut dire qu’avec cette foutue musique… Je laisse tomber les cubains sans leur dire au revoir et me précipite sur António tout en l’appelant. J’ai si peur de le perdre tout à coup… Ah ! Il s’arrête. Je lui saute sur le dos tellement je suis contente de le revoir. Je le couvre de bises et lui dit qu’il m’a manqué. Quelle conne je fais ! Je le lâche aussitôt pour continuer le jeu. Il se retourne et s’avance vers moi, alors je recule d’autant tout en le narguant. Plus il avance et plus je recule, hihi ! Mais soudain je bute sur quelque chose et je tombe à la renverse. Il en profite pour mater ma culotte… Cette fois, je crois bien que j’ai gagné la partie…

 

 

                                   Luísa

 

- Sim ?

- Olá, Luísa.

- Bonjour, Paula. Alors, comment ça va, depuis l’autre jour ?

- Super !

- Tu as l’air d’avoir la pêche, en effet. (Et je devine pourquoi. Je connais bien Paula.)

- Et toi, ça va ?

- Oui oui, ça va.

- Devine ce qui m’est arrivée.

- Tu as couché avec lui.

- Oui ! Bravo. On ne peut rien te cacher.

-Eh bien, tu n’as pas perdu de temps. (Avec Paula, ce n’était pas bien difficile à prévoir.)

- On a fait ça aujourd'hui. Il vient juste de partir.

- Dans l'appart ?

- Pas vraiment.

- Comment ça ? pas vraiment...

- Il m'a emmenée en Ariège. D’abord, on a fait un pique-nique. Et puis on est allé au festival de salsa de Pamiers. C'est là que ça s'est passé la première fois. Enfin, pas en plein festival, bien sûr. On a trouvé un coin tranquille et sauvage. C'était super ! Ensuite on a assisté au concert du soir. Un groupe venu de Cuba, composé uniquement de filles. Je ne me rappelle plus le nom. Enfin, c’était super...

- J'imagine...

- Et tu sais quoi ? Après le concert, j’en ai repéré quelques unes qui vendaient des cigares à l’unité. Tu te rends compte ? Ça m’a fait de la peine. Enfin... On est rentré à Toulouse dans la nuit, et on a remis ça sur la terrasse. Il y a une si belle vue, de là-haut…

- Je sais. J'ai eu moi aussi l'occasion d'en profiter... (Je me demande si c’est Tónio qui lui a proposé de faire ça là-haut, ou si c’est elle qui a eu l’idée.)

- Oui, c’est vrai. Je n’y pensais plus. Tu ne m’en veux pas trop ?

- Mais non, voyons. La terrasse n’est pas mon domaine réservé. (Pourtant, j’avoue que ça me fait quelque chose de savoir qu’ils se sont envoyés en l’air sur la terrasse. C’est un peu comme s’ils avaient fait l’amour dans ma chambre.) Et la pleine lune est à tout le monde… - Bon ! Vendredi, je rentre à Toulouse.

- Á quelle heure tu arrives à l’aéroport ?

- Á 23 H 45.

- Je viendrais te chercher.

- Non, ce n’est pas la peine. (Je suppose qu’elle doit avoir rendez-vous avec lui.) Je prendrais un taxi.

- Mais pourquoi tu ne veux pas que je vienne te chercher ?

- Tu dois avoir autre chose de mieux à faire, non ?

- Ah... Tu sais, même si on doit se voir, ça ne va pas m’empêcher d’aller chercher ma meilleure amie à l’aéroport.

- Je sais bien.

- Luísa, tu m'en veux d’avoir couché avec lui ?

- Mais non, voyons. Pourquoi tu me demandes ça ? C'est moi qui t'ai branchée sur lui, non ?

- Oui, je n'ai pas oublié, mais… enfin, tu disais ça pour plaisanter...

- Ne t'inquiète pas, Paula. On ne va pas se fâcher parce que tu couches avec mon ex. Et je ne vais pas te chasser de l'appart. On est au-dessus de ça, non ? (Je me doutais bien que quelque chose était possible entre eux. Est-ce que je voulais que ça arrive ? Ou bien était-ce un défi ?)

- Oui. Mais je veux que tu saches une chose, Luísa. S’il fallait choisir entre toi et lui, c’est toi que je garderais dans mon cœur. Tu me crois, hein ?

- Je te crois, Paula. Mais ne t’en fait pas. Tu n’auras pas à choisir. Tu peux le fréquenter autant que tu veux, ça ne me gêne pas. Je ne suis pas jalouse. (Enfin, pour le moment. Pourvu que ça dure.)

- Tant mieux. Ça me fait du bien de t’entendre dire ça. Pour être franche, j’avais peur que tu m’en veuilles un peu. Ça serait normal, tu sais.

- Laisse tomber, Paula. Dis-moi plutôt si j’ai du courrier.

- Non.

- Bon… Excuse-moi, mais je sens une grosse fatigue qui monte, là.

- Alors je vais te laisser. Mais vendredi, je viendrai te chercher à l’aéroport.

- D’accord. Allez, je t'embrasse.

- Moi aussi.

 

Et voilà. Comment Tónio pouvait résister à une belle femme comme Paula ? Et pourquoi l’aurait-il fait ? En mémoire de moi ? Moi qui l'ai quitté ? Allons, Luísa, reviens sur terre. Tu n'es plus une gamine. Tu sais ce qu’est le désir. Et maintenant, il va falloir que je sois forte. Je ne sais pas où cette histoire va nous mener, mais il faudra faire avec. Je ne vais quand même pas les éviter sous prétexte que ma meilleure amie couche avec un ex qui hante toujours ma mémoire. Mais est-ce que je vais supporter de les voir ensemble ? Même s’ils s’efforcent de ne pas être trop démonstratifs. Je n’en ai aucune idée. Et je ferais mieux d’arrêter de me poser des questions auxquelles je ne peux pas répondre. On verra bien. Et puis d'abord, est-ce que ça va être du sérieux, tous les deux ? Paula n'est pas le style de fille à rester avec le même homme trop longtemps. Enfin, jusqu'à présent.

 

Oh, Tónio, si tu savais comme j’appréhende nos retrouvailles... Peut-être que ton regard sera plein de reproches, ou que tu te comporteras comme si notre séparation ne t’avait pas perturbé. Ce qui serait encore pire. Mais peut-être n’as-tu pas souffert autant que moi parce que ton amour était différent du mien. Tu avais certainement raison. J’idéalisais un peu trop cet amour. Et j’étais si amoureuse de notre relation que j’ai préférée te quitter plutôt que de constater chaque jour un peu plus que tu ne te montrais pas à la hauteur de ce que j’attendais de toi. Mais la cicatrice de cette séparation est encore fragile, Tónio. Et j’ai peur qu’un seul de tes regards suffise pour raviver l’espoir d’une nouvelle greffe. Évidemment, maintenant il y a Paula entre nous. Mais je crois que je serais prête à te partager avec elle s'il le fallait.

 

 

Paula

 

Je ne crois pas au coup de foudre. Et puis l’amour n’est qu’un élan sentimental avec son mouvement ascendant et son point de chute. Voilà tout. Après, si ça se passe bien, c’est l’amitié qui prend le relais. Et ça, c’est beaucoup plus intéressant. Moins destructeur. Et ce n’est pas l’exemple de Luísa qui va contredire ma théorie. Elle s’est laissée emporter par le tourbillon de sa passion et j’ai l’impression que ça l’a épuisée. Alors autant concentrer son énergie dans l’amitié. C’est beaucoup plus enrichissant. Et ça permet de satisfaire ses pulsions en toute liberté sans sombrer dans les affres de la culpabilité. Surtout quand on aime le sexe et les hommes. Et moi, j’aime faire l’amour. Plus je prends de plaisir à faire l’amour, plus j’en ai envie.

 

Avec la plupart des hommes que j’ai connu, généralement, ce n’était pas bien compliqué : soit ils bavaient en louchant sur mon cul et mes seins, et je savais ce qu’ils attendaient de moi, soit ils tombaient raides amoureux et alors ils ne me lâchaient plus la jambe. Pourtant, entre la nymphomane et l’épouse respectueuse, j’estime qu’il y a de la marge pour être autre chose. Mais jusqu’à présent, j’ai rencontré peu d’hommes qui en avaient conscience. Alors ils sont prévisibles et ça m’ennuie.

 

Certains pensent pouvoir me baiser quand ça leur passe par la tête alors que c’est toujours moi qui décide si j’en ai envie ou pas, et, ça, ils ont du mal à l’admettre. Ce n’est pas parce qu’ils m’ont baisé plus ou moins bien la première fois que je vais chaque fois me laisser faire. C’est justement parce que j’aime faire l’amour que je choisi le moment le plus propice pour que je puisse prendre du plaisir. Et dans ces moments, je me donne à fond. Alors ils se disent cette nana est une super petite salope que je vais baiser encore et encore pour la faire gueuler de plaisir et faire jouir mon ego. Mais ils se trompent et se retrouvent avec une érection dans la main tandis que je leur dis adieu…

 

D’autres, une fois qu’ils m’ont dit je t’aime, s’empressent de me faire dire la même chose pour se rassurer, pour être dans la norme. Et si j’ai la faiblesse de céder pour avoir la paix ou pour ne pas leur faire de la peine parce qu’ils sont gentils, alors ils s’imaginent déjà casés et se croient tout permis, assumant avec fierté le rôle du mâle dominant ou de l’amoureux moderne : choisir à ma place en pensant faire preuve de volontarisme, prendre des décisions nous concernant sans me consulter sous prétexte de me faire plaisir ou parce que ça paraissait aller de soi, me présenter aux parents ou aux amis alors qu’on ne se connaît que depuis quelques semaines ou faire des projets d’avenir sans chercher à savoir si j’ai les mêmes envies. Ils tombent de haut et se font mal lorsque j’annonce que c’est fini parce que je veux rester indépendante. Ils m’accusent de n’avoir pas été sincère, d’avoir menti sur mes sentiments, sont persuadés que je les quitte parce que j’ai quelqu’un d’autre, enfin, les stupidités ordinaires. Ceux-là pensent que toutes les femmes veulent se trouver un mec et avoir des enfants avec lui tant qu’elles sont jeunes pour faire comme leurs copines.

 

Ceux qui ont l’intelligence et la manière d’aborder la question, je leur fais bien comprendre que je ne tombe pas amoureuse facilement, qu’il leur faudra de la patience, et que je veux bien prendre du bon temps à condition de garder ma liberté. Alors là, ils me regardent avec stupéfaction ou effroi (ça dépend des mecs) en s’imaginant que je vais les faire cocus dès qu’ils auront le dos tourné.

 

Non, décidément, la plupart des hommes que j’ai connus ne comprennent rien au sexe et à l’amour. Ils reproduisent les schémas qui les ont formatés et ne veulent pas en sortir par manque de confiance en eux et en moi. En général, les hommes souhaitent épouser une jolie femme, bien faite, pour faire de beaux enfants et la baiser quand ils veulent, plutôt cultivée et indépendante, mais pas trop, et si possible qu’elle n’ouvre pas trop sa gueule afin de rester le mâle moderne dominant de la famille. Mais moi, je suis une louve solitaire…

 

Par contre, avec António, je n’arrive pas à savoir ce qu’il pense vraiment. Et ça me déconcerte. Il ne passe pas son temps à me coller, à me tripatouiller, il ne me saute pas dessus chaque fois que je l’effleure, enfin bref, il ne pense pas qu’à me baiser tout le temps. Mais quand on fait l’amour, je sens bien qu’il me désire comme un fou. Il se donne entièrement sans chercher à prouver je ne sais trop quoi et j’aime ça. Il me baise sincèrement et ça me fait jouir infiniment. Il respecte mes choix, mes désirs, mes plaisirs et me laisse vivre tranquillement à côté de lui. Nous marchons sur le même chemin, mais chacun à son rythme, et chacun prend le temps d’attendre l’autre quand il le faut. C’est peut être ça la définition de l’amour. Pourtant, António ne m’a pas encore fait une seule déclaration ou quelque chose qui y ressemble. Et j’avoue que ça m’intrigue. C’est pourtant un homme sensible, amoureux de la vie, donc, forcément, il devrait être amoureux de moi puisqu’il m’a dit un soir que j’en étais l’incarnation. Cette nuit-là, j’ai eu plein d’orgasmes…

 

Non, je n’arrive pas à le cerner et c’est certainement ce qui m’attire (entre autres choses…) chez lui. Comme une île non indiquée sur la carte, il s’entoure d’une brume mystérieuse pour échapper aux regards civilisés, et l’on se dit que de l’autre côté il y a peut-être un atoll paradisiaque. Houlà ! Voilà que je fais de la poésie, maintenant… Décidément, il me fait du bien de partout, cet António. Aurais-je enfin rencontré mon égal ? Serait-il lui aussi un adepte de l’amitié amoureuse ?

 

 

António

 

Luísa n’aimait pas trop que je la regarde dans les yeux lorsqu'on faisait l’amour. Non, ne me regarde pas, qu'elle me disait, les joues en feu et la fièvre au corps. Elle tournait la tête, d'un côté, de l'autre, elle fermait les yeux et s'offrait davantage encore. Toute sa pudeur semblait concentrée sous ses paupières closes tandis que son corps se libérait de ses tabous et que ses mots osaient êtres précis, crus et impératifs. Alors, dans ces instants-là, elle devenait incroyablement belle. Une beauté lumineuse et fragile qui me troublait beaucoup. Une beauté humaine qui me rendait cannibale. Et puis lorsqu’elle avait jouit, après avoir offert tout ce qu’elle avait à l’intérieur, Luísa se recroquevillait presque et se collait à moi comme une petite fille honteuse de son comportement et de ses injonctions sexuelles. Alors le silence s’installait. Ça la rendait si émouvante… Si attachante…

 

Avec Paula la sexualité paraît plus simple. Ça ne la gêne pas d'être observée pendant qu'elle jouit. Au contraire. Ses yeux sont volontiers exhibitionnistes et son regard impudique. Comme si elle voulait m’offrir, en plus de ce qu’elle me donne déjà, la vision de son plaisir. Comme une dernière récompense. Et puis elle m’observe aussi. Elle cherche au fond de mes yeux le moindre de mes désirs afin de le réaliser avant même que mon cerveau ne transmette le message à mes muscles. Et elle le trouve. Je suis comblé.

 

Mais elle est si craquante que je dois contenir mes sentiments pour ne pas qu’elle se fasse d’illusions. Je n’ai pas l’intention de m’engager de nouveau dans une relation impossible. Je n’en ai plus la force. J’ai déjà donné, avec Luísa. Ça me ferait mal de faire souffrir une nouvelle fois. D’autant plus que Paula est une jeune femme bien dans sa peau, libérée, et convaincue du pouvoir que sa beauté lui confère. Elle croit le maîtriser parfaitement avec son corps. Mais ça ne marche pas à tous les coups. Elle m’a raconté certaines de ses expériences malheureuses (car Paula, contrairement à Luísa, aime parler après l’amour), et les choses ne se sont pas toujours déroulées comme elle se les imaginait. En tous cas, elle a compris que la plupart des hommes reproduisent plus ou moins des schémas stéréotypés imposés par une culture où les fantasmes masculins prédominent. Alors Paula s'est appropriée ces modes de fonctionnement, se contentant de les critiquer sans vraiment les remettre en cause, et croyant même les utiliser à son compte. C’est là que s’installe le malentendu. Elle est souvent confrontée à des hommes qui la convoitent au lieu de la désirer, qui la reluquent plutôt qu’ils ne l’admirent, qui en abusent alors qu’elle est précieuse et rare.

 

Cette fille a besoin de vivre libre.

 

C’est aussi pour une question de liberté que j’ai choisi le célibat. Je veux pouvoir être disponible. Cette liberté implique une solitude pas toujours facile à supporter, mais qui peut apporter une certaine sérénité. Pas de promesses inconsidérées impossibles à tenir, pas de discussions stériles ou manipulatrices, pas de mensonges pathétiques, pas de disputes compulsives et de règlements de comptes, pas de sentiments de culpabilité liés à l’infidélité, pas de jalousies induites par le désir de propriété, pas plus de comptes à rendre que d'explications à donner, pas de souffrances causées par la déception amoureuse, pas d’enfermement dans le modèle dominant représenté par la famille et, donc, pas de procréations sacrificielles. Seul compte le plaisir réciproque qu’on prend, qu’on donne et qu’on reçoit avec des partenaires adeptes de ce mode de vie, ou, tout au moins, qui l’acceptent faute de mieux.

 

Ce n’est pas le cas de Luísa. Elle voulait voir chaque matin le ciel toucher la mer comme un signe d’équilibre parfait. Elle voulait construire une famille avec des enfants, des animaux et des plantes vertes, dans une jolie petite maison au bord de l’océan. Son idéal de bonheur est un multiple capable de reconstruire tout un monde après une apocalypse. Moi qui aime le calme et le silence… J’étais mal barré. J’avais beau lui rappeler notre différence d’âge, elle ne voulait rien savoir. Elle me répondait je me débrouillerai pour vieillir plus vite. N’est-elle pas formidable de mansuétude ? Il faut la vigueur et la naïveté de la jeunesse pour se lancer là-dedans. J’ai passé l’âge des sacrifices. Mais je ne la critique pas. C’est une sainte. Elle croit en l’éternité. Á chacun selon son bonheur.

 

Ce qui me plaît chez Paula, c’est qu’elle ne cherche pas ce genre de relation restrictive et aliénante. Il semblerait que son idéal de bonheur n’est pas vertical, contrairement à Luísa, mais plutôt horizontal (sans jeu de mots vulgaire). Car ce n’est pas vers le ciel qu’elle tend mais vers la terre. L’une se déploie dans la pensée abstraite tandis que l’autre se plonge dans les sens. Je pense que Paula désire simplement prendre du bon temps avec des hommes qui, selon leurs capacités d’adaptation et leurs aptitudes à la satisfaire, obtiendraient le rôle du copain de jeux érotiques, voire celui de l’ami-amant. Ça serait une façon lucide d’envisager un duo sentimental. Et qui me conviendrait parfaitement.

 

Mais il y a une chose qui m'inquiète : Luísa et Paula sont amies. De grandes complices, d'après ce que j'ai pu comprendre. Et elles partagent le même appartement. Donc, je ne vais certainement pas tarder à revoir Luísa puisqu’elle va revenir à Toulouse. Comment réagirons-nous à ces retrouvailles ? Pourrais-je affronter son regard sans craindre de la blesser ? Quel sera son comportement, sachant que je couche avec sa meilleure amie ? L’amour qu’elle éprouvait pour moi s’est-il dilué avec le temps ? J’espère qu’il ne va pas resurgir sous forme d’animosité. Ça c’est déjà vu, surtout chez des personnes sujettes aux transports de la passion et que la jalousie déroute. Pourvu que cette femme-enfant soit devenue plus raisonnable. Pourvu qu’elle ne se retourne pas contre son amie amazone …

 

 

Luísa

 

Je me tourne et me retourne dans le lit sans trouver le sommeil. Et ce n’est pas en comptant le nombre de voitures qui passent que je vais y arriver. Rien à voir avec le flux du Tejo, qui finissait par m’endormir. Je suppose que Paula doit déjà rêver. Á quoi ? Á qui ?

 

Elle est venue me chercher, comme prévu, et nous sommes allées souper dans un petit restaurant vietnamien qui nous servait de cantine quant on était en fac. Elle m’a demandé des nouvelles de Lisbonne et de nos amis communs, puis, comme je n’osais pas lui poser des questions sur le sujet, elle a finit par me parler de sa relation avec Tónio. D’abord avec un peu d’embarras, pour ne pas me froisser, mais comme je lui adressais des sourires encourageants, elle s’est lâchée. Et on a beaucoup ri en échangeant des détails sur le comportement intime de Tónio avec nous. Il doit avoir les oreilles qui sifflent dans son sommeil… Et tandis que Paula me parlait de lui, je ressentais l’envie de le revoir, d’entendre sa voix, mais sans aucune raison précise.

 

En sortant du restaurant, comme si elle avait lu dans mes pensées, Paula m’a proposé de lui rendre une petite visite surprise. Mais j’ai refusé. Trop tôt. Ça risquait de me mettre mal à l'aise. Je me connais. Il ne m'en faut pas beaucoup pour avoir la chair de poule. Tous ces précipités de souvenirs risquaient de secouer mon petit coeur. Je ne suis qu'une pauvre sentimentale. Je devrais prendre exemple sur Paula, qui ne s'embourbe jamais dans la nostalgie. Ce n’est pas le genre à se poser autant de questions. C'est une fonceuse. Elle sait ce qu’elle veut et elle le prend. Est-ce que c’est ça le secret du bonheur ?

 

Je me trompe peut-être, mais j'ai le sentiment que Paula ne va pas aussi bien qu'elle veut le faire croire. Je surprends parfois dans son regard une vague tristesse, comme si un souvenir refoulé émergeait subitement de sa mémoire, ou bien comme si sa vie était soudain éclairée par la froide lucidité de sa conscience. Oh, bien sûr, ça ne dure que quelques secondes. Paula sait reprendre rapidement le dessus et tout embrouiller. Elle arbore alors son sourire incroyable, son fameux sourire d'ange et on jurerait qu'elle vient juste de tomber du paradis. Pure et naïve. Il faudrait peut-être chercher les causes de ce malaise dans ses relations tumultueuses avec les hommes. Il se pourrait bien qu’elle souffre de n’être jamais tombée amoureuse, quoiqu’elle s’en défende, car elle a un cœur, comme tout le monde, même si on ne l'entend jamais battre. Et peut-être qu’elle s’en veut d’être si exigeante avec eux, si fière et si libre. La culpabilité est une bête immonde qui rôde religieusement autour de nous. Et personne n’est à l’abri de ses crocs.

 

Ce matin, au petit-déjeuner, voilà que Paula me propose d'organiser un souper à trois, histoire de fêter mon retour de Lisbonne. Je sais qu’elle est sincère. Mais j’imagine qu’il y a une autre raison susceptible de motiver cette proposition inattendue, par exemple vérifier si ma relation avec Tónio est vraiment terminée. Alors je la regarde dans les yeux pour y voir l’étincelle d’une ruse, mais Paula reste impénétrable. Elle m’adresse son fameux sourire désarmant tandis que j’essaie de ne pas lui montrer à quel point ces retrouvailles me perturbent. Non seulement je n’ai pas envie de la mettre mal à l’aise, mais je ne veux pas avoir l’air ridicule. Après tout, c’est moi qui ai quitté Tónio. Comment refuser de nouveau cette rencontre qu’elle s’acharne à précipiter ? Paula décèlerait là ce qu’elle cherche à savoir…

 

D’autant plus que maintenant, je sais que j'ai vraiment envie de revoir Tónio. Je ne m’attends à rien. Je ne cherche rien et, après réflexion, surtout pas à raviver les braises de nos sentiments, s’il en reste. Je voudrais juste le revoir parce qu’il m’a manquée et que mon amour s’est transformé en amitié. Oui, je crois bien que c’est ça. Je désire simplement revoir un ami. Je me demande s’il est dans le même état d’esprit que moi… Les idées tourbillonnent dans ma tête et, alors que je tente de me persuader que ma relation avec Tónio sera strictement amicale, voilà que je pense à la façon qu’il avait de me faire l’amour… Je me sentais si bien après… Il faut dire que Tónio se débrouillait toujours pour que tout se passe dans les meilleures conditions. Même lors de ses coups de reins les plus violents, je sentais qu'il me respectait, que je n'étais pas un objet sexuel pour lui, mais une personne. Un être humain. La sexualité est massivement représentée par une vision masculine de la chose qui est en total décalage avec la réalité féminine, avec la physiologie de la femme et son imaginaire… (Oui, je sais bien que cela n’est pas seulement naturel, mais aussi culturel… La femme n’est pas rose et l’homme n’est pas bleu…).

 

Certaines femmes sont elles-mêmes victimes de ces représentations erronées et s'identifient à ce que les hommes veulent voir en elles. Pas moi. Je n'ai jamais cédée lorsqu’un homme insiste lourdement pour faire l’amour. Lorsque j’ai dit non, c’est non. Et je n’aime pas être tournée et retournée dans tous les sens comme si je n'étais qu'un tas de chair doté d'orifices. Je ne supporte pas qu’un homme me fourre violemment et systématiquement sa langue dans ma bouche chaque fois qu’il m’embrasse, ou ses doigts dans mon vagin dès qu’il est excité. Je veux dire par-là qu’il y a un moment et une manière pour faire ces choses.

 

Il ne me reste plus qu’une seule chose à faire pour trouver la paix et le sommeil. Depuis que j’ai quitté Tónio, je l’ai souvent pratiquée. Sans aucune honte. Non seulement c’est naturel et sans risques, mais c’est surtout très efficace. Jamais je n’ai été déçue par mon index… Et comme je n’arrête pas de penser à Tónio, je crois bien que je vais recommencer…

 

 

António

 

Je ne sais pas ce qu'elles ont combinées, toutes les deux, mais ce souper à trois est une excellente idée. Et le moyen infaillible de connaître la situation sur le terrain. Les choses sont allées si vite, ces derniers temps... Paula s'insinue doucement dans mon espace vital. Elle attache à mes pas son ombre parfumée et j’ai du mal à me passer d’elle. Mais l'idée de revoir Luísa m'émeut. Son souvenir est plus que jamais ravivé dans ma mémoire fébrile. Et je suis curieux de savoir où elle en est de sa vie. Lorsque Paula m'a proposé de passer une soirée tous les trois, alors qu’on venait juste de faire l'amour, je n’ai pas su quoi lui répondre. Elle était là, toute contre moi, encore en sueur, son front collé à ma bouche, alors j'ai regardé dans ses yeux. Pour chercher des traces de je ne sais pas trop quoi. Á l'affût d'un signe quelconque, d'une étincelle, d'un battement de paupière, mais rien. Elle gardait ses yeux grands ouverts et fixait un point imaginaire en souriant. J’en ai déduit qu’elle m’avait proposé ça sans arrière pensée. Simplement parce qu’elle était heureuse et qu’elle voulait passer une soirée avec sa meilleure amie et son meilleur ami… Et puis j'ai vu Luisa qui me souriait aussi. Alors j’ai dit d’accord. Et notre conversation s’est arrêtée là.

 

L’appartement de Luísa, je le connais bien. Des souvenirs se bousculent dans ma mémoire à mesure que mes pas me rapprochent de l'immeuble. Je me souviens de tous les moments de bonheurs qu'on éparpillait avec insouciance dans les moindres recoins. Je revois la chambre de Luísa, avec son grand lit en fer forgé, la salle de bain où flottaient toujours de doux parfums, le canapé du salon où l’on a souvent fait l’amour à la lumière incertaine du poste de télévision muet. Tout ça me trouble agréablement. J'ai hâte de me débarrasser de ces deux bouteilles de vin du Dão et de la serrer dans mes bras. Est-ce que je dois le faire ? J’en ai envie, mais est-ce raisonnable ? Je suppose qu'en ce moment elles sont peut-être en train de parler de moi. De bavarder de choses et d'autres sans aborder l'aspect essentiel de la question, mais en échangeant tout de même de fines allusions. Que vais-je devenir entre leurs mains ? Ah, elles doivent se marrer comme des folles. Je les connais...

 

J'arrive enfin. Tiens, il me semble reconnaître le parfum au jasmin de Paula. Dans cet ascenseur, ça me revient tout à coup, il y flottait toujours des parfums de femmes si troublants… Le matin, je me souviens que ça embaumait particulièrement et ces effluves titillaient sensuellement mes narines. Si bien qu'une fois, alors qu’on venait de faire l'amour et que je l'avais laissée souriante à ses draps blancs, dès que les portes coulissantes s'étaient ouvertes, j'avais été saisi par une émanation si intense, si épicée, si suave, que j'étais retourné voir Luísa. Et on avait remis ça...

 

L’invisible laisse parfumée au jasmin m'entraîne jusqu'à la porte de l'appartement. Mes yeux parcourent avec nostalgie le nom calligraphié sur la sonnette. Deux rapides petites pressions et voilà le sésame qui s'ouvre au bout de quelques secondes. Paula apparaît toute vêtue de noir : un arrogant t-shirt en lycra moule ses seins libres et une jupe courte en cuir dévoile ses cuisses bronzées. Ouah ! J’essaie tant bien que mal de garder mon self-contrôle canidé tandis qu’elle m’enlace et se presse tout contre moi pour m’embrasser avec le bout de sa langue. J’ai comme l’impression qu’elle veut ainsi me signaler quelque chose du genre c’est moi et pas elle, mais peut-être n’est-ce qu’un délire machiste…

 

- Bonsoir, António.

- Bonsoir, ma douce. Tu es superbe.

- Merci.

- Elle me caresse la nuque du bout des doigts pour me remercier.

- Et si désirable…

 

Je le pense vraiment, évidemment, mais je me dis qu’étant donné la situation, peut-être que ça la rassure de l’entendre. Elle me sourit en enfonçant ses yeux dans les miens tandis que ses ongles griffent tendrement la peau de mon dos.

 

- C’est exactement ce que je veux : que tu me désires…

- Eh bien c’est réussi. Comment vas-tu, depuis hier ?

- Ça va. Je viens juste d'arriver. Á quelques minutes près, on se retrouvait tous les deux dans l'ascenseur. Et il est étroit, n'est-ce pas, cet ascenseur ? (dit-elle en me pressant les fesses des deux mains…)

 

- Oui... Tiens, tu veux bien me débarrasser de ces bouteilles ? Merci.

- Nous étions justement en train de parler de toi.

- Ça m'étonne...

- On ne disait que du bien, je te rassure.

- Je ne suis pas inquiet.

- Entre vite. Luísa est dans la cuisine.

- Elle se cache ?

- Non. Mais je la trouve très nerveuse. Elle vient de casser une assiette. Et elle a sursauté lorsque tu as sonné.

- Et toi, ça te fait marrer, hein ?

- Ben quoi ?

- On dirait que Paula s’amuse comme une folle. Ces retrouvailles n’ont pas l’air de l’inquiéter. C’est plutôt bon signe.

- Bonsoir, Tónio.

- Bonsoir, Luísa.

 

Elle vient d’apparaître dans l’encadrement de la porte, lumineuse comme une madone (sans l’enfant) sur un tableau du Quattrocento. Ses yeux m’éclairent d’une lumière fragile et pure. Son sourire reste figé dans la bonté. Une longue robe blanche en lin épouse convenablement ses courbes et ses formes. Ce qui provoque chez moi un sentiment de joie sereine plus qu’un désir sensuel. Il vaut mieux. Car si elle s’était habillée aussi sexy que Paula, je crois bien que je serais devenu prophète.

 

- Hé bien ! Embrassez-vous, ça sera déjà une bonne introduction.

 

Heureusement que Paula prend les choses en mains, parce qu’on aurait pu tout aussi bien se regarder sans rien dire toute la soirée tant les mots nous sont inutiles. Je m’approche de Luísa et l’enlace tendrement avant de déposer de chastes baisers sur ses joues, qui sont brûlantes.

 

- Voilà qui est mieux. Bon ! Luísa, emmène donc notre invité au salon et sers lui un verre. Je fais un aller-retour à la cuisine et je vous rejoins. Allez ! Vous n’allez quand même pas rester toute la soirée dans le couloir !

 

J’entre dans la pièce le premier. Et je reconnais immédiatement la voix de Jorge Ben qui chante Paz e arroz. Luísa me suit en silence. Il faut que je dise quelque chose, vite, pour lancer la machinerie.

 

- Il est excellent, ce disque, hein ?

- Oui. Je l’écoute souvent.

 

Je lui ai offert ce disque aux premiers temps de nos amours. Veut-elle insinuer quelque chose ?

 

- Alors, Luísa. Comment vas-tu depuis tout ce temps ?

- Ça va. Et toi ?

- Ça va.

 

Bon. On tourne en rond, là. Ça prouve bien qu’on voudrait tant se parler mais que l’on se sent si maladroit… Il faudrait que je trouve quelque chose à dire. Quelque chose qui délie nos langues. Un truc banal, ordinaire. Généralement, c’est ce qui lance toujours efficacement les discussions animées.

 

- Alors, quelles sont les nouvelles toutes fraîches de Lisbonne ?

- Oh, elles ne sont pas meilleures que dans le reste du pays. L’économie va mal, le chômage augmente, les émigrés des colonies vivent dans la misère, les hommes politiques font du spectacle, et les incendies continuent de ravager chaque été nos forêts. Bref, Lisbonne est une capitale européenne qui suit le troupeau libéral.

- Ah ça... Pour que le Portugal puisse toucher des aides au développement, il doit obéir aux décisions d’une Europe libérale qui pour l’instant ne s’est jamais préoccupée de faire du social.

- Et oui.

- Décidément, les révolutions tournent toujours mal.

- Oui. Et comment se porte le tatouage ?

- Un peu partout, avec toutefois une prédilection pour les zones intimes du corps.

 

Elle me fait un de ses fameux sourires de petite fille. Ça faisait longtemps. Ça me manquait.

 

- Je suis content de te revoir, Luísa.

- Moi aussi.

- Alors ? Paula m’a dit que tu avais eu ton diplôme…

- Oui.

- C’est super, ça. Tu vas pouvoir enseigner.

- Oui.

 

La silhouette de Paula se profile dans l’encadrement de la porte. Elle nous regarde, les mains sur les hanches. Je sens qu’elle va encore en sortir une.

 

- Que vous êtes beaux à regarder, tous les deux côte à côte : António tout en noir, comme d’habitude, et Luísa la blanche… La nuit et le jour, l’ombre et la lumière…

 

Bien que ses propos ambigus contiennent un double sens étrange, même s’ils nous enfoncent un peu dans notre malaise, nous sommes tous les deux soulagés de son intervention qui brise une intimité en train de se retrouver. Merci, Paula, et même si c’est pour dire des bêtises, ne nous laisse plus en tête à tête. Car c’est dangereusement tentant. Luísa s’approche de moi. Á son regard grave, j’ai l’impression qu’elle va me dire quelque chose de très important :

 

- Je te sers quelque chose à boire ?

- Allez. (Je suis persuadé qu’elle a changé d’avis au dernier moment…)

- Il me reste encore de ce fameux Porto que tu aimais tant... Tu en veux ?

- Houlà, comme sa voix est toute tremblante. Comme cet imparfait remue de souvenirs…

- Oui, je veux bien.

- Alors, les ex, comment se passent les retrouvailles ?

- Ça va. (J’ai répondu le plus vite possible, tandis que le silence de Luísa s’harmonise parfaitement avec mon mensonge)

- Les filles, je vous propose de boire à notre santé !

- Santé ! (murmure la Madone comme si elle nous bénissait)

- Chin ! Boudu, Luísa ! tu as arrêté le four ?

- Oui, soit tranquille. Bois en paix.

- Alors, les filles ? Qu’est-ce que vous nous avez préparé à dîner, ce soir ?

- Bacalhau da Luísa ! Tu te souviens que c’est ma spécialité ?

- Bien sûr.

- Quand à moi, je me suis occupée de l’entrée : accras de morue aux feuilles de menthe.

- Houlà... C’est que vous me donnez faim, là, les filles...

 

Le dîner se déroule dans la bonne humeur, soutenu par des dialogues fragmentés de rires alcoolisés. On bavarde de choses diverses, chacun prenant soin de ne pas faire référence au passé. De temps à autre, je me lève pour entretenir l’ambiance musicale : Rui Veloso, Brigada Victor, Caetano Veloso, Milton Nascimento, Vinicius de Moraes, Baden Powell, Astrud Gilberto, Cristina Branco. Ça me permet de contrôler mon niveau d’ivresse. Pendant tout le repas, Paula évite de m’effleurer et j’éloigne toute pulsion affective, comme si une sorte d’accord tacite nous interdisait d’imposer à Luísa le spectacle de notre libido. J’espère qu’elle apprécie cette élégance qui nous coûte énormément. Ainsi l’ambiance se trouve parfaitement détendue, et la bavarde Paula peut alimenter notre conversation, notamment en nous posant des questions sur notre ancienne relation. La petite curieuse cherche à savoir des choses croustillantes sur notre intimité, mais Luísa et moi ne lâchons rien. On se contente d’échanger des regards complices avec un petit sourire au coin des lèvres.

 

Lorsque Luísa disparaît un moment dans la cuisine pour aller chercher le dessert, Paula se lève à son tour. Elle se penche un instant sur moi et enroule sa langue autour de la mienne, tout en pressant sa fine main sur ma braguette. Ça dure une bonne minute. Je sens bien que c’est long et que Luísa pourrait nous surprendre, mais c’est trop bon. Je suis trop faible. Je ne peux pas résister et me laisse faire avec délice. Soudain Paula met fin à cette montée de plaisir et quitte la pièce en se déhanchant à mon intention, comme le ferait un mannequin lors d’un défilé de haute couture. J’en reste tout ému. Et frustré. Cette coquine sait comment s’y prendre pour maintenir la tension. Le disque de Gilberto Gil se termine. Je vais en choisir un autre. Ça me changera les idées.

 

Le bacalhau de Luísa était excellent. Le vin aussi…

 

Á présent, nous sommes installés dans le salon, à boire le café. Les deux belles et jeunes femmes s’installent sur le canapé, en face de moi, tandis que je prends place sur l’unique fauteuil pour les contempler : visages épanouis, yeux plein de lumière, éclats de rire scintillants, gestes graciles, la poitrine altière de Paula et ses jambes nues... Mes érections, aussi subites qu’infidèles dans les premières heures de la soirée, font place à une sérénité cotonneuse. Je vis des instants de bonheurs immobiles. Luisa et Paula sont d’une complicité fraternelle. Elles se chuchotent parfois des trucs à l'oreille et rigolent comme des gamines. De temps à autre, leurs yeux m’observent à la dérobée. Leurs mots me taquinent. Et de les voir comme ça, l'une contre l'autre, ça m'excite de nouveau. C'est con, hein, les fantasmes d’un homme ? Brusquement Paula part dans un de ces fous rires contagieux, et Luísa la suit au quart de tour tout en cherchant à comprendre :

 

- Qu'est-ce qui te fait rire comme ça ?

- Oh, rien. Je pensais à des bêtises...

- J’ai comme un pressentiment. Il me semble que je sais à quoi pense Paula. Mais je préfère attendre dans mon coin et les laisser se débrouiller entre-elles.

- Vas-y, Paula. Dis-nous, qu'on en profite.

- Non, laisse tomber.

- Allez !

- Bon. C'était d'ordre sexuel...

- Ah d’accord. Je te vois venir, ma coquine...

- Hé ! Hé ! Je suis content de constater que les fantasmes d’un homme ne sont pas plus cons ni éloignés de ceux d’une femme… Et j’imagine bien à quoi songe la libertine Paula… Et je dois avouer que le mâle dominant qui m’habite, et que j’essaie de refouler, est immédiatement séduit par ce fantasme ordinaire, mais ô combien valorisant.

 

 

Paula Da Cruz

 

Lorsque j’ai ouvert la porte et que j’ai vu António, j’ai eu, l’espace d’un court instant, l’envie de l’entraîner dans l’ascenseur pour y baiser sauvagement. Entre la nervosité de Luísa, qui n’en pouvait plus de l’attendre, et mon impatience à le voir arriver, ç’a déclenché en moi un irrépressible désir de sexe. Un peu comme un instinct de possession de femelle dominante. Oui, je crois bien que c’était ça, je voulais le marquer de mon odeur. C’est moi qui avais eu l’idée de ces retrouvailles subites et j’entendais mener la danse. Ensuite, pendant l’apéro, j’étais écartelée entre le souhait qu’ils se retrouvent tranquillement en tête à tête et la crainte de les laisser seuls trop longtemps. Peur de quoi, au juste ? Je n’en sais rien. Qu’ils se touchent des yeux ? Qu’ils s’effleurent ? Qu’ils se possèdent par des mots ? C’était la première fois que j’éprouvais un sentiment de jalousie. Peut être parce que je ne m’étais encore jamais trouvée dans une telle situation : il s’agissait de ma meilleure amie, qui avait déjà été son amante…

 

Cette sensation s’est prolongée jusqu’au moment de passer à table. Par moments, j’avais une irrésistible envie de toucher António, de le savoir à moi et de le lui faire comprendre. Mais je me suis retenue, notamment de lui titiller le sexe du bout des pieds, car Luísa était à l’affût de toutes les réactions d’António et je ne voulais pas la mettre mal à l’aise. J’essayais plutôt de me concentrer sur la discussion, l’alimentant au besoin, en espérant vaguement apprendre des choses sur eux, du temps où ils sortaient ensembles. Mais ils ont évités de parler d’un passé trop intime, se contentant juste de raviver quelques généralités. Sans doute pour ne pas me gêner. Mais lorsque Luísa a disparue dans la cuisine pour aller chercher le dessert, le vin aidant, j’ai craquée. Une sorte de pulsion sexuelle. Je me suis levée brusquement pour embrasser António à pleine bouche et j’ai fait durer ça le plus longtemps possible (d’autant qu’il ne me repoussait pas) au risque que Luísa nous surprenne. Volonté inconsciente ? Oui, après coup, j’en ai déduit que c’était du désir, certes, quelque peu enivré, mais aussi une provocation à l’intention de mes deux compagnons de soirée. Je suis vraiment incorrigible…

 

En tous cas, je sais que Luísa a encore des sentiments pour António. Je le sens bien, même si elle ne veut pas l'avouer. Ce n’est peut-être plus vraiment de l’amour, mais elle éprouve incontestablement une grande affection pour lui. Et elle se demande certainement si c’est réciproque. D’où son attention à lui apparaître si désirable. Sinon pourquoi aurait-elle essayé pratiquement toute sa garde-robe pour s’habiller ? Pourquoi ne tenait-elle pas en place avant qu’il arrive, remplissant l’appartement de courants d’air avec ses allés-retours inutiles et me demandant toutes les dix minutes comment je la trouvais ? Pourquoi aurait-elle brisé une assiette lorsqu’il a sonné ? Si ce ne sont pas des preuves, ça… Ah, elle ne changera jamais… Mais c’est comme ça que je l’aime, ma chère Luísa : naïve et entière. Il me semble qu’António n’est pas resté indifférent à ces retrouvailles. J’ai surpris beaucoup de regards attendris et de silences révélateurs. Et j’avais l’impression de ne pas faire le poids en souvenirs. Ils avaient tant à se rappeler…

 

C’est un peu pour ça que j’ai précipité ces retrouvailles. Je voulais savoir où ils en étaient. N’est-ce pas une réaction tout à fait altruiste ? J’aime les situations claires, surtout lorsqu’il s’agit de gens que j’aime et que j’apprécie.

 

Au moins, à présent, chacun sait ce qu’il ressent et ce qu’il doit faire. Je crois qu'ils ont besoin de se retrouver un peu. Ils se sont séparés trop vite et mal. Alors mieux vaut les laisser tranquilles. Je n'ai pas le droit de gâcher ces retrouvailles, même si ça ne doit pas durer longtemps. Et s'ils doivent se quitter de nouveau, qu'ils le fassent autrement. Qu'ils le fassent mieux. Ça sera déjà ça de peine en moins.

 

Et je crois que c’est la meilleure façon d’en terminer avec cette relation étrange. Bien sûr, j'aime beaucoup António et j'adore faire l'amour avec lui, mais je sens comme un manque de complicité générationnelle entre nous. C’est vrai qu’il est ouvert d’esprit et libéré, qu’il a su rester jeune dans sa façon de s’habiller comme dans celle de s’exprimer. C’est vrai qu’il peut s’amuser comme un fou avec moi, mais ce n’est pas le même délire qu’avec un garçon de mon âge. Il y a toujours un moment où il décroche. Une limite qu’il ne dépasse pas. La peur du ridicule ? Á Pamiers, j’aurais bien aimé qu’il me courre après dans la foule, lorsque j’essayais de m’échapper pour rigoler, et qu’il me rattrape, qu’il m’enlace et me soulève et m’embrasse à pleine bouche… (C’est un exemple parmi d’autres)

 

Parfois, dans nos conversations, je ne me sens pas à la hauteur. Je m’aperçois qu’il a vécu tant de choses avant moi alors que je les découvre à peine, et lorsque je lui en parle il semble blasé, oui, il connaît, ça ne lui fait plus briller les yeux. Il possède une culture que je n’ai pas et, une fois sur deux, lorsque je me lance dans une argumentation politique, philosophique, artistique ou même quand je commente un fait de société, il me regarde comme si je disais n’importe quoi et me contredit aussitôt en m’expliquant le pourquoi du comment… Je me doute qu’il a raison, parfois même il m’en fait la démonstration, mais ça m’énerve quand même. Je voudrais aussi lui apprendre des choses, ou tout au moins qu’on les découvre ensemble. Mais c’est rare. Parfois j’ai comme un réflexe intérieur et je me dis qu’il est vieux… enfin, trop vieux pour moi.

 

Alors j’ai décidé d’aller m’installer pour quelques temps à Boston. Mon frère aîné vient de me relancer pour travailler avec lui. Il a besoin d'une interprète à temps complet. C’est l’occasion ou jamais de changer d’air et de faire la connaissance de jeunes et beaux anglo-saxons…

 

Luísa Esteves

 

Ça devait arriver. J’étais nerveuse depuis le début de la soirée. J’ai mis sans dessous dessus ma garde robe, sous les ricanements de ma chère Paula, pour finalement choisir quelque chose de sobre, fidèle à mon image. Alors, quant Tónio a sonné… l’assiette m’a échappée des mains… Et Paula qui ricanait de plus belle en allant lui ouvrir… Je me suis senti ridicule. Il m’a fallut quelques instants pour retrouver ma respiration avant d’aller à sa rencontre. Et quand j’ai vu Tónio, des souvenirs en pagaille sont venus brouiller ma lucidité. Il a certainement senti que j’étais brûlante lorsqu’on s’est fait la bise. J’avais envie de le prendre dans mes bras et de le serrer longtemps, le temps de compter le nombre de jours, d’heures et de secondes que j’ai passée sans lui. Je ne savait pas trop quoi lui dire et lui non plus. Alors nous avons échangés des banalités sur le Portugal.

 

Á un moment, alors que nous étions en train de nous toucher profondément des yeux tout en faisant comme si de rien n’était, parlant d’autre chose, je me suis approchée de lui avec l’idée de l’embrasser, juste pour savoir si ça me ferait encore quelque chose, si j’allais éprouver les mêmes sensations d’avant, juste pour savoir si c’était vraiment fini entre nous. Je crois que Tónio m’avait senti venir… Il s’était arrêté de parler et attendait devant moi, sans bouger (comme à son habitude, il ne précipitait jamais les choses). Mais au dernier instant, j’ai eu peur et j’y ai renoncée. Mais je me doutais bien qu’il avait compris. Alors je lui ai proposé à boire. Le Porto qu’il préférait. Celui que je lui servais dans le temps, quand il venait manger et dormir à la maison. Ça m’a fait tout drôle. J’en avais la voix toute émue…

 

Pendant le repas, d’un accord tacite, nous avons l’un et l’autre évités d’évoquer le passé, bien que Paula essayait parfois de nous faire parler. L’air de rien, elle posait des questions pour nous amener à avouer des trucs intimes. Sacrée Paula ! Elle savait y faire… Mais aucun de nous deux ne lâchait ne serait-ce qu’une bribe de souvenir qui nous appartenait. Certains souvenirs font partis de notre intimité et ça ne regarde personne d’autre. Alors on se contentait de se rappeler les choses les plus racontables et Paula n’insistait pas. Cette complicité dans le soin de rester vague nous a rapprochés. On n’arrêtait pas de s’effleurer des yeux, un sourire béat et bête sur le coin des lèvres. Comme pour se dire oui, on a été heureux toi et moi, et personne ne saura jamais à quel point. Ces souvenirs-là sont à nous et nous les emporterons jusque dans notre tombe.

 

La soirée s’est terminée dans la bonne humeur, avec les délires habituels de Paula qui n’arrêtait pas de dire des conneries pour garder l’ambiance au chaud. Elle était plus ivre que moi car j’ai bu raisonnablement pour ne pas me ridiculiser. J’avais peur que sous l’emprise de l’alcool je me laisse aller à dire ou faire n’importe quoi, comme pleurer brusquement, ou bien demander à Tónio de me faire l’amour… D’ailleurs, je crois avoir deviné la raison du fou rire de Paula : emportée par l’ivresse et la sensualité qu’elle imposait à la soirée, elle a certainement eu, ne serait-ce qu’un instant, l’idée de faire l’amour à trois…

 

Ce matin, j’ai eu Paula au téléphone. Elle m’a dit qu’elle s’en allait. Je lui en serais toujours reconnaissante de s'effacer devant moi de la sorte. Ce n'est pas facile de changer d'histoire, surtout quand son déroulement nous porte. Elle fait preuve de courage et de générosité. Cela ne m'étonne pas d’elle. Elle a deviné que j’ai encore des sentiments pour Tónio. Alors elle part en silence. Dignement. Je ne doute pas un seul instant qu'elle soit contente d'aller travailler avec son frère, mais je soupçonne que ce départ soit un prétexte qui tombe à point pour me laisser le champs libre. Elle s’est contentée de me dire qu’elle aimait bien Tónio, qu’elle avait passé des instant merveilleux, mais qu’elle n’était pas amoureuse de lui. Et que, de toute façon, et contrairement à moi, elle ressentait une trop grande différence d’âge entre eux pour aller plus en avant. Alors vas-y ! fonce ! avait-elle fini par conclure. Sacré Paula… Mais pour l’instant, je crains de ne pas avoir la force de recommencer à vivre une histoire d’amour. Je sais que c’est quelque chose de difficile à entretenir. Que ça s'use vite si l’on n’y prend pas garde.

 

Ah, Tónio, si tu savais pourtant comme je suis contente de ces retrouvailles, même si elles n'ont duré que quelques heures. Comme il est bon de savoir que l'on peut rallumer des feux avec juste quelques braises. Comme je suis heureuse d'avoir fait l'amour avec toi même si ce n'était que pour se dire adieu. De si doux adieux, d’ailleurs…

 

Tónio le savait bien. Il savait que ça ne durerait pas avec Paula et que nous avions fait l’amour juste pour mieux se quitter. Il n’était donc ni étonné, ni déçu. Comme d’habitude. Car plus rien ne l’étonne et c’est peut-être ce qui fait la différence entre lui et nous, jeunes femmes en devenir. Tónio vit au jour le jour car il estime n’avoir plus le temps de rien construire, alors que je songe à mon avenir. Et même Paula, qui pour l’instant s’amuse et se fait plaisir sans trop se poser de questions sur le futur, quoi qu’elle en dise et quoi qu’elle fasse, je sais qu’elle finira bien par réfléchir à ce qu’elle veut être et avoir.

 

Á présent, nos chemins vont de nouveau se séparer. Je prendrais des nouvelles de lui, de loin en loin, jusqu’à ce que je tombe amoureuse d’un autre homme et que je fonde une famille. Alors, le temps sera venu de ranger Tónio dans la boîte à souvenir que je consulterai seulement dans des moments de solitude et de déprime, ou quand je serai plus vieille. Il ne m’en voudra pas parce qu’il sait déjà tout ça. Et qu’il le veuille ou non, qu’il l'accepte ou pas, Tónio restera toujours un solitaire. Car il se méfie des hommes en général et des femmes en particulier. Je ne suis jamais arrivée à savoir pour quelles obscures raisons. Peut-être a-t-il été trop déçu par ses semblables… Peut-être qu’il est tout simplement un homme trop timide devant ce qu’il appelle (avec une certaine nostalgie) « la part féminine de la beauté du monde ».

 

Quant à moi, je retourne vivre à Lisbonne. Je me sens bien dans cette ville. Je vais tâcher d’y enseigner. J’enverrai à Paula des nouvelles des lisboètes. Et lorsqu’elle reviendra au pays, nous irons nous promener au bord du Tejo, pour nous faire des confidences comme lorsque nous étions gamines. Nous évoquerons joyeusement notre séjour en France. On sortira tendrement Tónio de la boîte à souvenirs. Ensuite nous irons faire la fête et elle me racontera ses expériences sexuelles. Et nous en rirons. Et nous rirons des hommes alors que nous ne pouvons pas nous en passer.

 

António Bento

 

Me voilà de nouveau seul. Mais peut-être que je n’ai jamais cessé de l'être. Peut-être qu’on est tous condamnés à cette solitude, qui nous suis comme notre ombre et à laquelle on cherche tous à se dérober à la moindre rencontre fluorescente, à la moindre étincelle. Mais deux corps en combustion ne suffisent pas à produire l'énergie et la lumière nécessaires pour éclairer une existence. Il faut quelque chose d’autre en plus. Un je ne sais quoi... Luísa me répétait en rigolant que j’étais un loup des steppes (allusion au roman de Hermann Hesse). Et que j’étais incapable d'éprouver des sentiments durables. Je lui répondais que les sentiments s’érodent avec le temps pour se transformer... Le solitaire est-il moins sentimental que la moyenne ? Faut-il côtoyer ses semblables pour conserver des sentiments ?

 

En tout cas, je suis touché au vif par toute l'émotion que provoquent ces séparations simultanées. Pas de larmes aux yeux, mais plutôt une accélération cardiaque. Tout d’abord avec Paula, qui est venue chez moi m’annoncer son départ pour Boston. Elle m’a demandé de lui faire l’amour une dernière fois et je ne me suis pas fait prier, guidé par toute l’ampleur de mes sentiments. Nous avons fait ça aussi lentement que possible, de manière à faire durer longtemps notre plaisir. (Je savais qu’ensuite, à son habitude, elle irait prendre une douche, s’habillerait rapidement et partirait sans abuser de mots inutiles). En fait, c’était si bon qu’on a remis ça une deuxième fois, puis une autre encore, et ça devenait vraiment animal… Elle s’est comportée comme une prédatrice qui avait besoin de me manger pour puiser l’énergie nécessaire à son départ. Sur le seuil de la porte, elle m’a enlacé tendrement et longuement, puis s’en est allée sans se retourner. Mon cœur faisait des bonds dans sa cage.

 

Le surlendemain, Luísa m’a rendu visite à son tour pour m’annoncer qu'elle repartait pour Lisbonne. Elle était toute tremblante entre mes bras. On n’a pas parlé de Paula, ni de nous, ni de rien en particulier. Nous avons peu parlé. Á un moment, il y a eu un échange de caresses qui se sont peu à peu précisées. Après, on a fait l'amour. Doucement, comme un long au revoir. Plutôt comme un adieu. C'était bien. C'était comme avant. C'était même mieux. Alors on a recommencé une seconde fois, de façon plus ludique, sans doute pour expurger l’angoisse de la séparation que l’on savait définitive. Elle aussi est partie sans se retourner, tandis que mon cœur bondissait encore.

 

Luísa et Paula. Dans ma mémoire kaléidoscopique, leur visage ainsi que leur corps forment à jamais de tendres patchworks lumineux et érotiques. Je n’arrive pas à voir l'une sans aussitôt voir l'autre. Si je pense à Luísa la douce, je pense immédiatement à Paula l'amazone et vice-versa. J'éprouve la même nostalgie de l’une et de l’autre. Mais à présent, je vais refermer le robinet des sentiments puisque personne n’est à l’autre bout du tuyau. Ainsi pas de pertes, pas de gaspillages ni de déchets. Le sentiment est un liquide aussi précieux que l'eau. Un véritable écologiste de l'amour, un protecteur des amitiés, un vert humaniste se doit d'appliquer cette règle d'économie.